Cinéma

Cannes 2021 – Rachel Lang réalisatrice de 'Mon légionnaire' : "Ce n’est pas un film de parole mais un film d’action"

Date de publication : 15/07/2021 - 09:00

Le film de clôture de la Quinzaine des réalisateurs est la deuxième réalisation d’une cinéaste qui avait signé Baden-Baden, sélectionné à la Berlinale en 2016.

Quel est le point de départ qui vous a inspiré Mon légionnaire  ?
Ce projet est né d’un double statut social intime. J’ai été soldat, je suis une femme, et je suis aujourd’hui officier de réserve de l’armée de terre.  Une des choses qui m’a le plus marquée à l’armée en tant que soldat, c’est la capacité de cette institution à transformer des individus en corps dociles, et l’esprit de cohésion qui résulte de cette transformation collective. Des personnes qui ne se seraient jamais adressé la parole dans la vie civile, deviennent frères.  Nous sommes plus forts en groupe que seul. En enlevant le treillis, soudain quelque chose manque, une certaine intensité. Chaque minute n’est pas quadrillée par un planning indépendant notre volonté, on ne nous impose plus de ramper dans la boue, de manger à telle heure, d’être réveillé en pleine nuit pour un exercice.  Dans le retour à la vie civile, il y a tout d’abord une dose de futilité et un manque d’intensité par rapport à l’activité militaire. Le partage avec l’autre n’est plus le même, la vie civile apparaît superficielle.

La question m’est venu à cet endroit la première fois : comment les hommes retrouvent-ils leurs femmes pendant les périodes de permission ? Comment leurs épouses peuvent-elles être à la hauteur de leurs compagnons d’armes ? La question du couple m’intéresse beaucoup. Comment être à la place juste et dans un rapport équitable, de même intensité, avec un autre. Souvent il y a des déséquilibres, que ce soit dans les «je te suis tu me fuies», ou dans les moments de fragilités de l’un ou l’autre qu’il n’est pas toujours évident d’entendre. Le couple est une construction sociale, un travail d’attention de chaque instant.
 
Dans le cadre de la Légion étrangère, le couple est mis à rude épreuve, et c’est pour cela que j’ai choisi cette arène-ci. La légion ce n’est pas l’armée, c’est l’élite de l’armée. La Légion prend 10% des postulants, elle a le choix. Ce corps d’élite a la réputation d’être une véritable « famille ». Elle s’accapare totalement ses hommes. Le légionnaire s’engage à ne pas avoir de vie pendant 5 ans : changement d’identité, interdiction de quitter le territoire, impossibilité de contracter un prêt pour un appartement ou une voiture, interdiction de se marier ou de reconnaître des enfants.  C’est une donnée de base pour ces hommes, et « personne n’est venu les chercher ». Qu’advient-il du couple dans le cadre de ce statut légal ? Comment peut-il se trouver et évoluer, grandir et prendre son élan, alors que les deux parties sont isolées ? Comment est-il possible de réunir ces deux parties, ces deux sexes, qui vont évoluer dans deux mondes totalement différents ? 
 
Bien plus tard, en rencontrant des épouses de légionnaires, la 2e problématiques du film est arrivée : comment les hommes peuvent-ils être à la hauteur de l’attente des femmes ? Ces femmes sont des combattantes : elles gèrent de front toute la vie du foyer : d’élever les enfants, aux problématiques matérielles et existentielles de la vie civile, elles sont seules à faire face au quotidien.
 
Comment avez-vous construit le scénario ?
Le scénario est construit à l’image d’une formation en quinconce de la légion romaine.  Les tactiques d’infanterie ne sont pas uniquement présentes chez les hommes mais dans la structure de l’histoire globale qui concerne les deux sexes. La raison d’être des femmes en Corse est celle du régiment. Et pourtant les hommes y sont peu. Ces deux groupes sont en appuis mutuels à longue distance, et ne relâchent leur garde que rarement. 

Le chant militaire est présent. Il constitue un des fondements de la cohésion, et marque une appartenance à une famille. L’univers musical du côté des épouses n’existe pas, il n’y a aucune mélodie partagée pour les porter, elles doivent avancer seules.

L’intention au scénario était que les blocs se percutent de façon organique, et que la vie jaillisse des ruptures. J’ai voulu une narration brute, arythmique, tantôt dilatée et silencieuse, tantôt accélérée et bruyante. Les matières, les couleurs, les sensations, et les relations sont dégagées par des actions très concrètes.

Ce n’est pas un film de parole mais un film d’action. Et si l’action fait un break, personne n’ose parler pour combler le vide. Chaque phrase prononcée est utile à la survie, autant du côté des hommes que des femmes, il n’y a pas de bavardage. C’est un film de corps, de sueur, de sable et de larmes. Tout n’est que combat, lutte, dépassement de soi. Même le futile et l’anecdotique sont de l’ordre de la survie.  Chaque personnage a un parcours singulier, mais la lutte est au centre pour tous.  Le poids porté sur les épaules de chacun a des tonalités très différentes, mais tous avancent avec force et courage.
 
Le fait d’avoir participé à l’opération Barkhane a nourri votre imaginaire ?
Nourri mon imaginaire non je ne crois pas. Il a plutôt participé au fait que justement ce ne soit pas une vue de l’esprit ou une approximation ou le résultat de ce qu’on peut imaginer de la guerre. Ce qu’on voit dans le film correspond à la description d’un métier. Quant à la vibration émotionnelle des répercussions de ce métier, dans lequel la mort est une hypothèse de travail, oui cela résulte d’une expérience intime. Mais il n’y a de place pour l’imagination que dans le brouillard de la guerre et le ressenti subjectif de chaque personnage.

"Personne ne revient indemne d’un terrain d’opération, on y laisse forcément un bout de son âme". C’est une phrase de David, un légionnaire infirmier, victime de stress post-traumatique, qui m’a marqué.  A l’opposé de nourrir un imaginaire, je crois plutôt que la guerre est la pire des choses, qu’elle vole à jamais un bout de cet espace magnifique dans lequel se déploie l’imaginaire.
 
Pourquoi ce choix d’unités de la légion étrangère ?
Plusieurs raisons :
Parce que pas de mixité, cela me permettait d’aborder l’archaïsme de certains schémas : les hommes d’un côté et les femmes de l’autre.
Parce que 150 nationalités : les hommes doivent faire famille alors qu’ils ont des cultures, langues, religions différentes. Les épouses ont tout quitté pour retrouver un homme et construire loin de chez elle une nouvelle vie.
Le légionnaire s’engage comme célibataire. Pendant au minimum 5 ans il n’a pas le droit de se marier ni de reconnaître d’enfants. Les épouses si elles existent sont donc illégitimes.

Toutes ces raisons font que le couple est dans le dispositif le plus compliqué possible. Concernant les officiers, ils sont français et ont les mêmes droits civiques que dans l’armée régulière. Mais pourtant ils doivent assumer un rôle de père de famille qui est d’autant plus nécessaire que la famille qu’ils commandent est diverse dans ses origines.  Il faut donc faire famille et pas uniquement lors du temps de travail ou d’activités cohésion mais en permanence : Noël par exemple est fêté au régiment et non dans la famille nucléaire. En plus d’accepter que la mort soit une hypothèse de travail pour leurs maris, les épouses doivent accepter de ne pas être leur première famille, de passer en 2e position.  La question de la loyauté du personnage de Maxime joué par Louis Garrel à son chef et à son épouse est aussi une problématique forte qui ressort dans la séquence où le chef de corps, incarné par Grégoire Colin, le convoque pour lui demander de faire en sorte que son épouse s’implique dans le club des épouses.

C’est une violence énorme quand on se met à la place du personnage de Céline (Camille Cottin). De quel droit, au nom de quoi ? Elle n’est pas sous contrat avec l’armée, et pourtant, son mari reçoit des ordres de son chef pour elle. C’est ce genre de répliques et séquences du film qui ont fait grincé les dents des chefs de la Légion que nous avons rencontrés et qui n’ont pas voulu que le film existe.
 
Pourquoi un tel refus ?
Parce que le film donne la parole aux femmes, met en lumière la dureté de leur condition, la pression qui s’exerce sur elles.

Où et quand avez-vous tourné ?
Nous avons tourné en grande partie dans la région de Saint Florent, dans le cap Corse, au printemps 2019. Quelques jours à Strasbourg en Alsace et deux semaines au Maroc.
 
Vous cherchiez des décors, une ambiance bien précise ?
Pour la base militaire en Corse, j’avais basé toute mon écriture sur Calvi mais suite aux pressions de la Légion sur les autorités communales, il nous a fallu réinventer une géographie ailleurs en Corse. Cela a été possible grâce au soutien de la collectivité de Corse. La région de Saint Florent est beaucoup plus montagneuse, aride, dure, rocheuse, et a donné une autre tonalité au film. C’était finalement un très beau cadeau car les décors repérés là-bas ont été beaucoup plus dramatiques et plus homériques. Cela a servi le film. Concernant le Maroc, la grande difficulté a été de trouver des déserts à 360°. J’avais envie de mettre les hommes dans le plat et l’ennui d’un désert sans relief où rien n’attire l’œil jamais, où on attend en vain, dans la frustration, face à une ligne d’horizon qui ne varie pas. L’ennemi invisible dans le néant. Ces endroits ont été difficile à trouver et ont nécessité beaucoup de repérages pour sortir du « beau » et de l’impressionnant du désert marocain.
 
Difficultés particulières ? Anecdotes de tournage ?
L’interdiction de tourner à Calvi a été une difficulté à quelques mois du tournage mais qui s’est révélé devenir une bonne chose. Film très ambitieux et moyens réduits. Sans aucune aide de l’armée française ( en prêt de matériel ou de lieux) nous avons dû nous débrouiller seuls. Nous avons loué du matériel à l’armée marocaine, et mon chef déco Jean-François Sturm a accompli des miracles avec très peu.  La chaleur au Maroc où l’équipe consommait 1 000 litres d’eau/jour.
 
Vous êtes réserviste c’est bien cela ?
Oui. J’ai été soldat de réserve plus jeune, puis j’ai gravi les échelons pour devenir officier de réserve. Lieutenant, j’ai occupé la fonction de chef de section en régiment de 2015 à 2020, et je suis actuellement en formation pour prendre d’autres fonctions Etat-Major.
 
Comment avez-vous choisi vos acteurs ? Sur quelles bases ?
Chez les hommes j’avais envie d’une base de vrais militaires et d’étrangers pour les accents. Pour les femmes aussi, j’avais besoin de non francophones pour refléter la réalité et la diversité des épouses du monde entier. Louis Garrel ne correspondait pas du tout à l’énergie et à la physicalité que je recherchais pour le personnage de Maxime.  Et puis il a fait une lecture qui m’a complètement séduite. Il a une intelligence du texte impressionnante, c’est de loin le meilleur acteur de sa génération. Il y a eu par la suite un gros travail sur le corps dans lequel il s’est investi : il a eu un coach ancien légionnaire pour le savoir-être, et un coach sportif pour transformer son corps et l’amener vers un physique de soldat. 

 Camille Cottin ça a été une évidence et un vrai coup de cœur. Elle a une autorité naturelle qui me permettait d’imaginer leur relation de couple comme complexe et mature. Elle avait le potentiel pour tenir tête et ne pas se laisser faire. Elle avait la force, la ressource pour tenir à bout de bras ce couple, être moteur. Camille est une femme très sensible à la personnalité intense, on ne lui avait pas encore donné de rôle dans cette tonalité à ce moment-là. Derrière la comédie, sa palette est riche.

Ina Marija Bartaite c’est une rencontre bouleversante. Je me souviendrai toujours de ce premier rdv chez Kris Portier de Bel Air, ma directrice de casting. L’exercice était de raconter l’histoire de Nika, sa rencontre avec Vlad lors d’un cours de Français à son arrivée en Corse. Pour cela je lui ai expliqué qui était son personnage, d’où elle venait, et pourquoi elle avait décidé de rejoindre son fiancé à l’autre bout du monde. Elle a fait l’exercice, elle a raconté avec une vibration et une émotion telle, que Kris et moi avions les larmes aux yeux.  C’était chargé, un uppercut dans le diaphragme, souffle coupé. Le personnage de Nika s’est mis à exister à cet instant de manière magique.
 
Aleksandr Kuznetsov a été une rencontre évidente aussi. Il a fait ses essais en Russie, et parmi toutes les vidéos que j’ai reçues, il sortait clairement du lot. Il correspondait exactement à l’idée que je me faisais de Vlad, en mieux : il l’incarnait déjà. Il avait compris les scènes dans le bon sens et avait une analyse très sensible de son personnage. 
 
Les hommes ont-ils été coachés en amont du tournage et pendant le tournage ?
En amont, le noyau dur a participé à une formation militaire sur mesure crée par d’anciens légionnaires et militaires. Pendant 3 jours et 3 nuits, ils ont eu une expérience en accélérée, intense, pour acquérir le minimum du savoir-être et un peu de savoir- faire. Ensuite sur le plateau, un trio d’anciens militaires et légionnaires (qui jouent aussi dans le film), ont été les garants de la crédibilité et de la cohérence des comportements, tenues, procédures et accessoires.
 
Comment forme-t-on des couples de fiction ?
En écrivant des personnages avec précision pour que les acteurs se glissent dans leurs marques au tournage. Les deux couples principaux n’ont pas eu beaucoup de temps de rencontre ensemble en amont du tournage. Quant à l’écriture des personnages, elle est nourrie de différentes rencontres. Quand le particulier rejoint l’universel, ça sonne juste et du coup c’est fluide pour tout le monde.

Le film a été terminé quand ?
J’ai terminé la post-production pendant le 1er confinement – printemps 2020.
 
N’est-ce pas trop frustrant cette attente ?
Si l’attente a été longue. Mais le plus dur dans cette attente, c’est surtout que l’actrice principale qui joue Nika, Ina Marija Bartaité, est décédée il y a deux mois, un an après la fin de la post-production. Elle n’aura pas vu le film. La première mondiale aura lieu à Cannes le 15 juillet, et raisonnera terriblement et injustement de son absence.
 
Qu’attendez-vous de cette sélection à la Quinzaine des réalisateurs ?
Cette sélection à la quinzaine est un grand honneur. Outre la liste impressionnante des réalisateurs que j’admire passés par là (Lucian Pintillie, Chantal Ackerman, Jim Jarmush,  Michael Haneke, Claire Simon, Maurice Pialat, Céline Sciamma , Frederic Wiseman, Arnaud Desplechin, Claire Denis). C’est une opportunité immense de montrer son film à Cannes et donc à l’international, c’est le premier événement mondial post-pandémie.

Recueilli par Patrice Carré
© crédit photo : ML Chevaldeuxtrois-WrongMen


L’accès à cet article est réservé aux abonnés.

Vous avez déjà un compte


Accès 24 heures

Pour lire cet article et accéder à tous les contenus du site durant 24 heures
cliquez ici


Recevez nos alertes email gratuites

s'inscrire