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                En partenariat avec




               Les déjeuners du Film français                                  Alice Odiot                    plus rien ne nous lie avec le monde exté-
               à la Plage des Palmes                                           et Jean-Robert                 rieur, où l’on passe neuf heures avec des
                                                                                                              gens qui vivent ici, y dorment, y travaillent.
                                                                               Viallet                        C’est l’expérience d’immersion absolue.
                                                                                                                   Comment le tournage
                    Est-ce votre métier d’acteur    comme disait Chaplin “Il faut aller là où est  réalisateurs  s’est-il organisé ?
                qui vous a conféré cette sensibilité     l’émotion”. Je tenais beaucoup à cela. Il ne         J.-R.V. : Nous avons obtenu l’autorisa-
                particulière ?                 fait non plus avoir peur de la tendresse                       tion de filmer pendant 25 jours. Le tour-
                Inventer avec le son est très agréable   quand elle est là.         Votre premier long métrage   nage s’est déroulé sur un an et demi,
                pour un acteur. On joue constamment à                          documentaire, Des hommes,      par périodes de semaines de tournage,
                  transformer sa voix. Au théâtre, c’est une       Le cinéma français peut être    immersion dans la prison    qui  ont débouché sur une soixantaine
                préoccupation technique, surtout quand   un peu moutonnier surtout quand    des Baumettes, est présenté ce jeudi   d’heures filmées. Avant cela, l’adminis-
                on joue dans des lieux vastes comme la   on est reconnu pour son talent dans   à l’Acid Cannes. Quelle est sa genèse ?  tration  pénitentiaire nous a laissés entrer
                cour d’honneur du Festival d’Avignon.   la comédie. Là, vous êtes beaucoup   Alice Odiot :  Nous avons assez tôt   aux Baumettes, sans caméra ni appareil
                Mais on a de plus en plus recours aux   dans le registre de l’émotion.    eu envie d’entrer dans la prison des   photo, pendant près d’un mois, tous les
                micros, y compris dans des lieux qui   C’était plus décalé pour vous ?    Baumettes, après plusieurs rencontres   jours, en observation. Ce fut le tout premier
                ne nécessitent pas une telle amplitude   Guillaume de Tonquédec : Avec  Le   dans le milieu judiciaire marseillais. Nous   contact avec la prison, qui nous a permis
                sonore. Or le fait de porter sa voix néces-    prénom ou Fais pas ci, fais pas ça, j’ai accès   avons entamé nos démarches en 2013,   d’affiner notre regard.
                site une dépense physique que je défends.  à des rôles plus classiques que je reven-  alors qu’une  nouvelle directrice avait été
                                               dique. On m’a surtout proposé jusqu’ici   nommée. Au bout de trois ans, nous avons       Des hommes se focalise sur
                    Le son n’est-il pas mal aimé ?  des rôles plus obscurs au théâtre. À l’ex-  obtenu  l’autorisation de circuler absolu-  une petite dizaine de détenus parmi
                Je l’adore et je trouve qu’il est maltraité,   ception d’un film que j’aime beaucoup,   ment partout.  les 2 000 que compte les Baumettes.
                notamment dans sa force et sa puissance.   Les nuits d’été, dans lequel je jouais un          Pourquoi eux spécifiquement ?
                L’oreille du pauvre est très chargée de son   notaire de province qui se  travestit. Yoann       Est-ce un “temps d’attente”   A.O. : Ce n’est pas tant eux que ce que la
                car il y a un privilège du silence pour les   m’a offert de sortir de ma zone de confort   normal ?  séquence raconte, l’instant qu’ils vivent.
                gens fortunés. À la radio ou la télévision,   et cela m’a titillé. Je savais qu’il allait  falloir   A.O. :  Oui, c’est tout de même l’une   J.-R.V. : Ce qu’il reste de toutes les
                les sons viennent percuter notre oreille à   passer aussi sur une certaine pudeur de   des  prisons les plus  dégradées  de   séquences et les personnages, ce n’est pas
                des fins parfois de manipulation, comme   comédien  que  j’ai.  En  ayant  une  vraie   France. “Demandez-nous tout, sauf les   tant la faute, la question morale, le délit ni
                en témoigne la hausse de volume des     justesse. C’est un personnage qui en train     Baumettes”, nous ont au départ répliqué   même l’enfermement ou la solitude, mais
                écrans publicitaires. Ici à Cannes, la   de tomber doucement et qui va être sauvé   le ministère de la Justice et l’administra-  l’incertitude des êtres.
                  question est artistique. Je prends un   par sa rencontre avec un petit garçon.  tion pénitentiaire.  A.O. : Des êtres en mutation complète,
                exemple. Dans Taxi driver, si vous enten-                      Jean-Robert Viallet. : Ce à quoi nous   puisque la prison les changera à tout
                dez les bruits de New York de manière très       Le choix de casting de l’enfant,    leur avons répondu : “C’est exactement   jamais.
                agressive, c’est parce que Martin Scorsese   joué par Piti Puia, était capital.   pour cela que nous voulons y entrer.”
                veut nous dire la violence de la ville. Il ne   Comment avez-vous fait son choix ?  Notre volonté était de passer le maximum       Développez-vous
                traite pas volontairement mal l’oreille du   Y.G. : Ce projet a été très long à monter.   de temps possible dans cette prison pour   d’autres projets ?
                public. Et pour notre jury, il s’agira de   Mais quand cela s’est enclenché, j’ai eu   y opérer une “immersion”, afin d’essayer   A.O. : Je travaille en solo sur un autre
                juger l’équilibre de cette création sonore   beaucoup de chance. C’est Elsa Pharaon   de capter le mieux possible, avec notre   documentaire, plutôt d’enquête, avec une
                que je vois comme une adresse à l’oreille   qui est partie à sa recherche. Je l’ai pris   sensibilité, ce qu’il s’y passe, le tout sans   autre réalisatrice.
                du public, qui peut être hasardeuse et   d’abord pour son côté très solaire. Il est   aucune ligne directrice préalable ni aucun   J.-R.V. : Je travaille également sur un
                foutraque ou alors volontaire, c’est-à-dire   dans une résilience permanente. Il s’est en   “casting” de détenus. C’était difficile à   documentaire, dont je ne peux évoquer le
                artistique et choisie.         plus révélé un acteur incroyable. Guillaume   comprendre pour eux.  sujet pour le moment.
                                    Patrice Carré  a été avec lui d’une écoute incroyable.  A.O. : On entre le matin dans un endroit où      Kevin Bertrand
                                               G.D.T. : Si la rencontre ne se faisait pas,
                                               il n’y avait pas de film. Yoann avait beau-
                                               coup travaillé avec lui. Nous avons appris
                Guillaume                      à nous apprivoiser l’un l’autre. Piti est très
                                               instinctif et il fallait respecter cela.
                de Tonquédec                        Quels sont vos projets respectifs ?

                comédien                       G.D.T. : Je répète actuellement la pièce
                                               Sept ans  de  réflexion au théâtre  des
                Yoann                          Bouffes-Parisiens. Le film de Billy Wilder
                                               était en fait inspiré de celle-ci, qui avait
                Guillouzouic                   été très censurée à cause du contexte de
                                               l’adultère. Roxane de Mélanie Auffret sort
                réalisateur                    le 12 juin. En 2020, ce sera le tour de la
                                               comédie L’esprit de famille d’Éric Besnard
                                               que j’ai tournée avec Josiane Balasko.
                                               Y.G. : J’ai beaucoup de projets en écriture.
                    Dans Place des Victoires, qui sortira   Il y a des enjeux importants sur la sortie
                le 6 novembre, vous proposez comme   pour Piti et sa famille. Il ne faut surtout pas
                premier film une dramédie sociale   qu’il retourne dans la rue.
                urbaine construite autour                             F.-P. P.-L.
                de la relation inattendue entre
                un ex-grand bourgeois à la porte
                de la déchéance et un jeune Rom.
                Un juste milieu entre un pur film
                d’auteur et un film mais aux accents
                marqués de comédie.
                Yoann Guillouzouic : J’ai été beaucoup
                nourri par le néoréalisme italien, des films
                qui parlaient beaucoup de la dureté de
                l’époque, de la chance, de la malchance,                                                                                     © PHOTOS JULIEN LIENARD POUR “LE FILM FRANÇAIS”
                ou la crise sociale a un impact très dur
                sur les personnages. Et en même temps,
                ce sont des films très populaires, qui
                avaient un souffle et une énergie. J’ai          Yoann Guillouzouic,
                toujours aimé les moments de comédie et   Guillaume de Tonquédec et Piti Puia.
                16 mai 2019
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