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22       ENQUÊTE






                                Du 17 mai au 5 juin 1968, se sont tenus les États généraux
                                du cinéma. Retour sur ces événements et la manière
                                dont le mouvement social et contestataire a touché le 7  art
                                                                                                 e
                                français et ses institutions, avec des idées utopiques,

                                farfelues mais parfois visionnaires.   SARAH DROUHAUD


               LE GRAND BAIN






               DES ÉTATS GÉNÉRAUX



               DU CINÉMA














                              ans le mouvement de révolte géné-  ils décident que son existence, sa représentativité et ses
                              rale contre l’establishment qui éclate   règlements ne sont plus reconnus par la profession”, ces
                              en mai 1968, une partie du cinéma   nouvelles structures devant naître des fameux États géné-
                                français  –  celle  de  la   Nouvelle   raux. Dans la foulée, sont donc formés 19 groupes de
                              vague –, formée à la Cinémathèque   réflexion sous la houlette de cinéastes ou de techniciens.    Claude Lelouch,
                              française, avait déjà été très  échauffée   Parmi les participants, Jacques Rivette, Marin Karmitz,   Jean-Luc Godard,
                              par l’épisode de l’affaire Langlois en   Claude Lelouch, Claude Chabrol, Louis Malle, Pierre Kast,   François Truffaut,
               Dfévrier,  traduisant  une  divergence     Alain Resnais, Roger Vadim (président du syndicat des   Louis Malle
                de vision avec les pouvoirs publics, d’André Malraux au   techniciens de la production cinématographique CGT).   et Roman Polanski
                Centre national du cinéma de l’époque,  présidé par Michel   Si François Truffaut est cité, il ne participe en réalité que   au Festival
                Fourré-Cormeray et dirigé par André Holleaux. Avec les   peu à ces discussions, souvent très corporatistes. Loin   de Cannes
                événements de mai 1968, le 7  art  français va logiquement   des États généraux, d’autres cinéastes préfèrent faire   en mai1968
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                                                                                                    (photo extraite
                aussi tenter de faire sa révolution.      leur révolution en allant filmer sur le terrain. À l’instar   du documentaire
                Le  17  mai  1968,  1 500  professionnels  –  cinéastes,   du groupe Dziga Vertov mené par Jean-Luc Godard, le   Cannes 1968,
                  techniciens,  et  étudiants,  tous  principalement  des   collectif Slon dès 1967, rebaptisé Iskra, mené par Chris   révolution au Palais,
                hommes et quelques femmes –, sous l’impulsion initiale   Marker, ou le groupe Medvedkine qui, dès 1967, à l’ambi-  diffusé le 1 mai
                                                                                                          er
                du Syndicat des techniciens CGT, décident de se réunir   tion d’apprendre aux ouvriers à tourner eux-mêmes.   sur Ciné+ Cinéma).
                au Lycée technique de photo et du cinéma de la rue de
                Vaugirard. Sont lancés les États généraux du cinéma,   LES GERMES DU MOUVEMENT
                qui migreront ensuite au Théâtre de l’Ouest Parisien à   DE DÉCENTRALISATION        aussi demandé  l’abolition de la censure, remplacée par
                Suresnes jusqu’au 5 juin.                 Un document final, imprégné de la terminologie issue   celle “ d’information  objective du spectateur”.
                Pour les professionnels participant aux États généraux, les   des  obédiences  politiques,  trotkistes  ou  maoïstes   Le document du 5 juin ne parvient pas à susciter un
                premières décisions sont prises dès le 17 mai par vote à   notamment, de l’époque, intitulé “États généraux du   consensus. Une motion est finalement adoptée, formulant
                mains levées : la grève des studios, l’occupation du CNC   cinéma  français - Projet de nouvelles structures”, est   six principes de réformes constituant une base de travail
                rue de Lübeck et l’arrêt du Festival de Cannes, qui avait   finalisé le 5 juin. Un état des lieux conduit à dire que,   pour des commissions à venir car les États généraux se
                déjà connu une interruption le 13 mai. L’épisode cannois   “aux quatre coins de son existence, production, distri-  poursuivront tout l’été. Ces réformes sont la destruction
                est le plus connu : le 18 mai, François  Truffaut, prévenu   bution, programmation et exploitation, le système (du   des monopoles, la création d’un organisme national et
                depuis Paris par Jacques Doniol-Valcroze, déclare sur la   7  art  français) se trouve… soumis aux dégradations   unique de diffusion et d’exploitation des films et la création
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                scène du Palais, entouré de Louis Malle, Claude Berri,     mercantiles”. Au fond, et en résumant à l’extrême, est   d’un organisme national des moyens techniques (labo-
                Claude  Lelouch,  Jean-Gabriel  Albicocco,  mais  aussi   beaucoup reprochée l’absence de plus grande prise en   ratoires, studios) ; l’autogestion, tous les responsables
                Carlos Saura, qui devait présenté Peppermint frappé en   compte de la valeur culturelle du cinéma versus sa valeur   étant éligibles, contrôlés et révocables par les instances
                compétition,  et  son  épouse  Géraldine  Chaplin,  ainsi   industrielle. “L’idéologie est descendue dans les rues.   qui les auront élus ; la création de “groupes de production”
                que Roman Polanski, membre du jury avec Louis Malle,   De ce phénomène est née l’idée que la vie culturelle doit   autogérés, sans tenir compte de la loi du profit capitaliste ;
                que le Festival, “par solidarité avec les étudiants et les   devenir un service public. Elle est un besoin, comme   l’abolition de la censure ; l’intégration de l’enseignement
                  travailleurs”, est arrêté. Le 19 mai, la manifestation est   la liberté, l’eau ou le pain”, écrivent encore les États   audiovisuel  dans  l’enseignement  général  rénové ;  et
                bien déclarée close à 12h. Le 21 mai, des étudiants tentent   généraux. Dans cet esprit, ils proposent la  création d’un   l’union totale de la télévision et du cinéma. “Les groupes
                d’occuper le CNC, mais leur opération tournera court car   secteur public du cinéma qui engloberait tous “les arts   de réflexion devaient établir chacun des synthèses, mais le
                les professionnels (producteurs, distributeurs) présents   et  techniques de l’expression audiovisuelle”. Un projet   problème de l’époque est justement la synthèse. Quelques
                aux côtés d’André Holleaux, informé le matin-même,   d’organigramme complexe est établi, qui remplacerait   personnalités prennent la parole, avec des conflits d’égaux,
                estiment, rapporte Le film français du 14 juin – après   donc peu ou prou le CNC en  chapeautant également   sur lesquels viennent se greffer les nombreuses obé-
                trois semaines d’interruption forcée de sa parution en   la télévision, difficile à résumer ici. Il mettrait notam-  diences politiques”, raconte Béatrice de Pastre, directrice
                raison de la grève générale – qu’ils occupent eux-mêmes   ment en place des unités de  productions autonomes, un   adjointe du patrimoine du CNC et directrice des collections
                le Centre et qu’ils se refusent à toute autre occupation ! La   organe national et unique de diffusion de la production   des archives du film. Parmi les propositions formulées à
                grève des studios et des tournages a, elle, bien lieu. Les   du  secteur public et privé. À l’export, UniFrance serait   l’époque, on peut citer le cinéma gratuit pour tous, financé
                États généraux déclarent qu’ils considèrent “les structures     remplacé par un bureau d’importation et d’exportation   un peu comme l’impôt sur le revenu, incendier le CNC,
                réactionnaires du CNC comme abolies. En conséquence,   qui contrôlerait toutes les transactions et échanges. Est   abolir les affiches de films afin de donner la même chance
                17 et 18 mai 2018
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