Cinéma

Lumière MIFC 2020 - La diffusion du cinéma de patrimoine en question

Date de publication : 15/10/2020 - 09:03

La seconde partie de la table-ronde consacrée à "La filière du patrimoine en mutation" a été l’occasion de placer les problématiques liées à l’exposition du cinéma classique et de patrimoine, tout en posant les enjeux d’avenir autour de sa transmission.

Animé, comme le matin même, par Laurent Cotillon, directeur exécutif de LFF Média et directeur de la rédaction du Film français, ce temps d’échange réunissait ce mercredi après-midi, en salle Karbone, plusieurs acteurs de la diffusion de l’œuvre cinématographique, tous secteurs confondus : François Aymé, exploitant du cinéma Jean-Eustache de Pessac et président de l’Afcae ; Guillaume Jouhet, directeur général d’OCS (groupe Orange) ; Natacha Missofe, responsable des éditions vidéo chez Potemkine Films ; Denis Rostein, directeur général d’UniversCiné ; ainsi que les invités lusitaniens – dans le cadre du focus consacré au Portugal – Annette Dujisin, manager de la plateforme VàD Filmin Portugal, dédiée au cinéma indépendant ; et Gonçalo Madail, directeur de la chaîne RTP Memoria et sous-directeur de la chaîne RTP1 du groupe audiovisuel public portugais. Les débats étaient en outre ponctués par des analyses chiffrées de Pascal Lechevallier, consultant et fondateur de What’s Hot Media.

Et c’est justement par une mise au point contextuelle et chiffrée qu’a débuté ce temps d’échange. L’occasion de rayer définitivement toute tentative de marginalisation du cinéma de patrimoine français, qui correspond ainsi annuellement à 3 100 ressorties en salles, 1 100 diffusions en télévision, 3 000 sorties en SVàD et 8 millions de ventes de supports physiques. "Le patrimoine cinématographique est extrêmement présent sur le marché, et correspond à une véritable économie qui ne doit pas être négligée", a détaillé ainsi Pascal Lechevallier.

Cinq enjeux majeurs
Le tout dans un contexte d’explosion des plateformes de streaming, qui cumulent déjà 13 millions d’abonnés en France en 2019, et qui, selon le cabinet anglais Digital TV Research, atteindrait les 30 millions à l’orée 2025. Avec une première problématique qui s’impose : "ce marché émergeant va-t-il porter le cinéma de patrimoine, ou détruire les autres modes d’exploitations des œuvres ?", a questionné le consultant. Ce dernier a également fait un point sur la révélation du rôle du cinéma patrimonial français sur la télévision en clair durant le confinement, fort de très belles audiences (5,3 millions de téléspectateurs devant La folie des grandeurs, 8 millions devant Les visiteurs, 7 millions devant On a retrouvé la 7e compagnie…).

Et ce dernier de détailler cinq enjeux majeurs pour la filière patrimoine dans ces années à venir : maintenir un volume de programmation fort en salle, garantir l’exposition et la circulation des œuvres sur les diffuseurs TV en clair, tout en accompagnant la monter en puissance des plateformes de streaming, tirer des bénéfices de la transposition de la directive SMA et identifier les opportunités de croissance à l’internationale pour le patrimoine tricolore.

La salle et la question jeune
La suite des débats ont ensuite permis d’aborder les singularités de chaque maillon de la chaîne de diffusion du film. A commencer par la salle de cinéma, où le cinéma classique a selon toute évidence servi de levier de substitution pour maintenir une activité lors de la relance du marché, notamment cet été. "Le phénomène est réel, mais c’était conjoncturel : il y avait plus de place en salle car nous manquions de films", a témoigné François Aymé. "Mais il faut voir au-delà, car cela est surtout dû à une vraie appétence du public de nos salles pour le patrimoine. Cet été, le cinéma art et essai a mieux résisté au box-office que son pendant grand public parce qu’il attire un public fidèle et assidu, et au sein de l’art et essai, le patrimoine a encore mieux résisté car il s’adresse à des cinéphiles fidèles."

Répondant à un point soulevé le matin même lors de la première partie de cette table-ronde, autour d’une "génération de 15 à 25 ans" qui serait "perdue pour les salles", l’exploitant a rebondi sur la question du renouvellement du public des cinémas en appuyant sur la nécessité de "donner un nouveau souffle" aux dispositifs scolaires en place "qui ne concernent que 15% d’une classe d’âge. Il y a un vrai enjeu dans la formation des enseignants et la revalorisation du cinéma dans les programmes" a déclaré le président de l’Afcae, qui a déploré au passage une "régression" de la cinéphilie qu'il constate chez les jeunes générations, les enseignants mais aussi dans les médias. Une position qui ne faisait pas l’unanimité, sur l’estrade comme parmi le public d’accrédités. "Il faut éviter toute condescendance envers les jeunes générations, qui sont avides de culture. Ce n’est pas forcément la culture que l’on souhaite, mais leur curiosité existe et il faut se donner les moyens pour l’exciter", a ainsi relativisé Natacha Missoffe.

La vidéo physique reine de la profondeur
Du côté de la vidéo physique, le sujet fut surtout de contredire les idées reçues en reprenant les arguments et états de fait énoncés la veille lors de la tribune des 85 éditeurs. Ainsi, ce mode de diffusion serait particulièrement inscrit en profondeur en régions, répondant en cela à certains déficits de services haut débit dans les zones les moins peuplées. Selon le témoignage de l’éditrice de Potemkine, son économie fonctionnerait au MG pour un mandat excluant souvent les autres modes de diffusion vidéo (VàD, SVàD), ce qui poserait plusieurs difficultés pour rentabiliser des projets "si, comme nous, vous ne fait aucune concession sur l’éditorialisation de l’œuvre, avec bonus, livres, etc. Nous gagnerions en économie, en cohérence et en synergie si nous pouvions acquérir l’ensemble des droits vidéo", a expliqué l’éditrice.

Cette dernière a en outre aborder la question des points de diffusion et de ventes, témoignant une fois de plus de l’importance du réseau national de médiathèques, premier acheteur du marché et premier lieu de diffusion du support physique – les grandes enseignes et la grande distribution ayant en grande partie abandonné le créneau. Selon Pascal Lechevallier, il ne resterait ainsi qu’une poignée de "grands acheteurs", mais une tendance de DTC (Direct To Consumer) se confirmerait chez les éditeurs de patrimoine, qui montent ainsi eux-mêmes leur propre boutique en ligne (c’est le cas de The Jokers/La Rabbia, ESC, Potemkine, Le Chat Qui Fume, etc.). "Il est nécessaire de maintenir les boutiques et points de ventes physiques, qui sont les premiers prescripteurs de nos éditions. En cela, il est nécessaire de les aider et les soutenir, cela profiterait à toute la filière", a appuyé Natacha Missoffe.

Du côté des diffuseurs TV, l’appétence pour le cinéma de patrimoine est réelle, "mais surtout linéaire en termes d’usage", a ainsi témoigné Guillaume Jouhet en s’appuyant sur les audiences des différents univers de diffusion d’OCS – TV linéaire (OCS Géants), TV non linéaire et OTT. Ainsi, "25% des téléspectateurs en linéaire vont vers les films de patrimoine, là où ils ne sont que 10% à les solliciter sur le non-linéaire", et le cinéma classique représenterait "29 des 100 premières audiences annuelles" des chaînes linéaires OCS. Le dirigeant d’OCS a en outre précisé que, à son niveau, les problématiques d’accès aux œuvres liées aux exclusivités exigées par les plateformes "ne concernent pas les films de patrimoine".

Une situation totalement inverse à celle de son confrère portugais, Gonçalo Madail, pour qui l’accès aux œuvres forme une vraie problématique, poussant le diffuseur à s’appuyer sur un fort partenariat avec la cinémathèque nationale du Portugal. Clairement, le marché lusitanien souffre d’un déficit de numérisation de son patrimoine, qui entraine une moindre représentation en télévision – avec l’incapacité En outre, le dirigeant a établi que l’offre américaine classique était largement dominante en termes d’audience.

Installer les usages numériques
Le cas des nouveaux diffuseurs vidéo en ligne a évidemment été abordé, en relevant, aussi bien chez UniversCiné – diffuseur en VàD et TVàD et qui a lancé son offre SVàD voilà trois semaines – que chez Filmin Portugal, le rôle structurel du cinéma classique et de patrimoine au sein de l’offre d’un streamer, sans pour autant servir de produit d’appel. Du côté du français, le créneau représente 46% des consommations en TVàD. Côté lusitanien, les titres classiques (selon les critères du CNC) représentent 18% de l’offre et en moyenne un tiers des visionnages mensuels. Denis Rostein a en outre témoigné plus de difficulté pour obtenir des droits de diffusion en TVàD qu’en SVàD, notamment dû aux prix d’acquisition. "Certains studios, et des indépendants également, refusent parfois d’ouvrir la discussion en dessous de certains montants, ce qui complique l’équation", témoigne le dirigeant, qui avoue bénéficier de "beaucoup de bienveillance de la part de ses interlocuteurs". L’offre à la demande avec abonnement d’UniversCiné fut lancée avec 800 films proposés, avec l’objectif de monter à 1000 d’ici décembre, et compte déjà 2 200 abonnés en trois semaines.

Côté portugais, la problématique d’accès est plus compliquée, et double. Tout d’abord à cause du déficit de titres du patrimoine national numérisés, dû à des problème d’infrastructure, mais également au fait que la majorité des droits appartiennent à une poignée de groupes locaux diversifiés, à la fois producteurs, exploitants et distributeurs, qui refusent toute circulation pour privilégier leurs propres plateformes.

En fin d’échanges, un débat fut initié autour de la AVOD (Advertised Video on Demand), certains intervenants mettant en avant la possibilité pour ce modèle servir de mode d’initiation aux consommations dématérialisées légales. "Il y a une potentialité de développer de nouvelles habitudes de consommation", a ainsi jugé Denis Rostein. Autre potentiel de ce mode de diffusion : la revalorisation de titres moins renommé, à la valeur commerciale souvent basse voire nulle. "Le marché se crée et va rapidement se développer dans les années à venir, il est à regretter de ne pas voir plus d’acteurs européens émerger", a commenté Pascal Lechevallier. "Tous les studios observent, car tous ont des bas de catalogue à revaloriser et son intéressé par ce modèle." "Le modèle AVOD me dérange car il transmet le mauvais message au public impliquant que l’œuvre serait gratuite" a pour sa part relativisé Natacha Missoffe. "Ce qui peut être problématique, car déshabituer les gens à payer pour regarder des films pourrait installer de mauvaises habitudes." En outre, comme ce fut relevé durant le débat, il demeure aussi pour l’AVOD le soucis de dépendre d’un marché publicitaire pour le moment en berne.

Sylvain Devarieux
© crédit photo : Le cave se rebiffe - Gaumont


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