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Festival de la Fiction 2023 - La "plateformisation" et ses conséquences

Date de publication : 16/09/2023 - 08:35

Le grand débat politique du festival de la fiction de La Rochelle faisait cette année la part belle à la "plateformisation", aux asymétries de concurrence entre acteurs historiques et streamers ainsi qu'à l'intelligence artificielle. Tour d'horizon.

C'est un des rendez-vous incontournables du festival. Le grand débat politique s'interroge chaque année sur les évolutions majeures du marché. Cette année n'y fait pas exception avec au programme la plateformisation. Habituée de ces échanges, Delphine Ernotte Cunci présidente de France TV se rappelle d'échanges où le monde des streamers était considéré comme figé. "Or, il fait face aujourd'hui à une très grande évolution. La compétition va être sévère avec aujourd'hui, un tassement des abonnés. Il y a une rupture assez forte des modèles."
 
Dans ce contexte, la dirigeante rappelle le rôle essentiel du service public en France et en Europe. "Il y a 8 ans, nous investissions 380 M€ dans la création, aujourd'hui nous investissons 440 M€." L'incertitude règne pourtant aujourd'hui chez les professionnels à l'aune de l'arbitrage sur la trajectoire pluriannuelle du premier partenaire de la fiction. Delphine Ernotte Cunci a tenu à les rassurer. "Le gouvernement et la ministre de la Culture sont tous alignés pour maintenir un haut niveau d'investissement dans la création française. Cet engagement dans la création va perdurer", affirme-t-elle.
Le linéaire, "un avantage concurrentiel distinctif"

TF1 et M6 sont également au cœur de cette plateformisation pour rivaliser avec une concurrence exacerbée. Un acteur comme YouTube "est en train de s'installer comme un protagoniste majeur de la consommation sur les écrans télévisuels avec une contribution à la création assez faible", souligne Rodolphe Belmer, pdg du groupe TF1.
 
Face à une baisse de la durée d'écoute et une évolution des usages vers les consommations à la demande, ces acteurs historiques doivent réagir en développant des offres captant ces publics.

Pas question ici d'une plateformisation pure et simple pour TF1. "La télévision linéaire ne va pas disparaître en termes d'usages. Notre boussole est de financer des œuvres qui sont de plus en plus en résonnance avec notre public et qui rencontrent de grands succès. A ce titre, le linéaire restera toujours très important dans sa capacité à capter un public large et à créer des franchises importantes". Franchises qui seront également exploitées en non-linéaire.
 
Plus qu'une plateformisation, TF1 plaide pour une addition des ressources instituant un cercle vertueux. Le linéaire apparaît ici comme un avantage concurrentiel distinctif par rapport aux plateformes américaines. Rodolphe Belmer cite l'exemple "le plus abouti" du système avec la chronologie des médias. "On arrive à vendre la même œuvre plusieurs fois. On maximise les ressources dévolues aux créateurs. Il faut reproduire dans le monde digital cette logique de complément de financement pour créer un élément de supériorité."

Même son de cloche chez M6. "Le monde du linéaire et du non linéaire se complètent", estime Guillaume Charles, membre du directoire en charge des antennes et des contenus de M6.

Corriger "les asymétries" de concurrence

La publicité est le nerf de la guerre des diffuseurs qui font face à l'arrivée des plateformes de VàDA et l'essor constant des plateformes de streaming pour ces ressources. "L'asymétrie des conditions publicitaires est un enjeu énorme pour nous", indique Guillaume Charles. Un constat partagé par Delphine Ernotte Cunci mais aussi Pascal Rogard, directeur général de la SACD : "Nos chaînes sont concurrencées de façon déloyale par des acteurs qui n'ont pas les mêmes contraintes", affirme-t-il.

Pour Guillaume Charles, cette asymétrie s'applique sur trois volets : le financement de la création, la responsabilité éditoriale et la sous-monétisation des plateformes et des services de replay des chaînes linéaires françaises.

"Malgré une baisse de la durée de l'écoute et un transfert des usages, nous réussissons pour l'instant à stabiliser le chiffre d'affaires publicitaire pour la télévision. La capacité des annonceurs à aller toucher un public très large instantanément reste indiscutée sur ce média. Cela nous permet de tenir nos prix", analyse Rodolphe Belmer.

Tout comme M6, le dirigeant de TF1 appelle à la levée des secteurs interdits pour la publicité sur la télévision. "La publicité pour la distribution est interdite à la télévision et est réservée à Internet. Ce marché pèse 3 Md€. C'est un cadeau énorme pour les GAFA. Nous ne voyons pas quelle logique économique et quelle logique de bien public cette interdiction peut poursuivre. Il faut nous aider à lever toutes les barrières un peu surannées pour financer la création", demande Rodolphe Belmer.

Le développement des plateformes par les chaînes se confronte également à des obstacles. "50% des smart TV vendues en France fonctionnent avec un système d'exploitation Android. Dans la programmation, YouTube est bien mis en valeur parmi les applications. Il s'agit d'un enjeu majeur. Nos propositions éditoriales doivent pouvoir être reçues par les consommateurs en première intention", souhaite Rodolphe Belmer. Rappelons que l'Arcom doit rendre dans les prochaines semaines ses conclusions sur la mise en avant des services d'intérêts généraux sur ces interfaces.

Un risque d'uniformisation des œuvres ?

La plateformisation est perçue favorablement du côté des producteurs. Ces derniers appellent toutefois à une stabilité voire une hausse du financement pour répondre à une demande exponentielle. "Il faut de la fiction pour remplir ces canaux", souligne Iris Bucher, présidente de l'USPA. "Nos contenus doivent être vus. La plateformisation le permet. En revanche, il faut monétiser le voyage de ces contenus. Entre partenaires, il faut se mettre d'accord sur le fenêtrage des œuvres", complète Nora Melhli, président du collège audiovisuel du SPI.

La productrice met toutefois en garde contre un risque d'uniformisation des œuvres. "Les plateformes sont-elles en capacité de commander et accompagner des programmes de diversité ? La question se pose".

"Après des débuts où les plateformes exploraient de nouveaux genres, elles se rapprochent beaucoup plus des propositions des chaînes. Elles ont été confrontées au ralentissement du marché et aux exigences financières de leurs actionnaires", souligne Pascal Rogard.

Une situation qui pourrait profiter aux chaînes ? "Il n'y a jamais eu autant d'attentes pour la fiction française, qui n'a jamais aussi bien marché. La diversité des genres chez les médias traditionnels est extrêmement forte. On assiste à une explosion de la diversité, nous nous devons de cultiver ce champ de la culture française", affirme Delphine Ernotte Cunci.

"Les fenêtres imposées par le linéaire au public crée une appétence sur un contenu" (Cécile Rap Veber)

Grande première lors de ce débat, la Sacem était conviée avec la présence de sa directrice générale Cécile Rap-Veber. Cela a permis d'avoir un parallèle entre la musique et l'audiovisuel, tous deux confrontés à la plateformisation. "L'audiovisuel est la deuxième source de revenus pour nos membres derrière le digital. Les plateformes sont nos principaux partenaires pour espérer avoir un maximum d'exposition de nos œuvres. Il est très compliqué d'arriver à faire émerger nos répertoires parmi des trilliards de data." Pour la musique, cette plateformisation a apporté "une paupérisation des auteurs immense".

La plateformisation a également généré une concentration importante des œuvres. "2% des titres font 98% de la valeur. Il n'y a pas de problème de diversité. Le public se concentre sur quelques artistes. Il y a bien un cercle vertueux entre le linéaire et le non-linéaire. Les fenêtres imposées par le linéaire au public créent une appétence sur un contenu qui va ensuite être consommé sur le délinéarisé. Cette exposition sur le linéaire est fondamentale", martèle Cécile Rap-Veber.

Côté audiovisuel, "l'arrivée des plateformes a naturellement réinventé la circulation des œuvres", indique Pascal Rogard qui regrette l'absence de plateforme européenne pour laissant "le champ libre" aux acteurs américains. Le dirigeant estime toutefois que ces plateformes ont contribué à une plus forte diffusion des œuvres européennes au sein de l'Europe. "Nous avons une diversité de l'offre que nous n'avions pas auparavant."

Le directeur général de la SACD salue aussi l'engagement des pouvoirs publics français qui ont su imposer aux plateformes des obligations quatre à cinq fois supérieures à celles des autres pays européens – "si ces dernières existent". Il appelle toutefois à la vigilance à l'approche des élections européennes. La prochaine Commission européenne pourrait remettre en cause ces acquis et être moins-disante pour la création.

L'IA générative, l'autre enjeu

Au-delà de la plateformisation, c'est bien l'intelligence artificielle qui suscite à la fois l'inquiétude et l'enthousiasme de la filière. "Ce que nous demandons avant tout, c'est d'instaurer la transparence à l'image de ce que l'Europe a fait pour les données personnelles" déclare Pascal Rogard. "Il faut savoir si des œuvres ont été concues avec l'intelligence artificielle. Les systèmes d'opt-out (opposition à la fouille de textes et de données par les intelligences artificielles) doivent fonctionner véritablement. Il va également falloir changer nos contrats de droits d'auteur pour protéger nos ayant-droits."

"La réglementation ne peut être qu'européenne. La création ne doit être progressivement envahi par ces systèmes qui peuvent s'apparenter à des pilleurs de données", affirme Pascal Rogard qui s'insurge notamment contre Microsoft. La firme américaine s'est récemment engagée à défendre et garantir les systèmes attaqués par des ayant-droits. "Il faut un rappel à l'ordre […] Je ne veux pas que la position française, au nom de la défense de l'innovation, affaiblisse le droit d'auteur." Tous les intervenants ont abondé en ce sens. La transparence sur l'élaboration des projets est également souhaitée par l'USPA.

Pour Delphine Ernotte Cunci, il faut comprendre comment marche l'intelligence artificielle, en l'utilisant. "C'est une révolution industrielle des cols blancs. Il faut avoir conscience de ce que nous ne savons pas." Une task force a été mise en place au niveau européen du côté de l'UER. "La France a toujours été aux avant-postes de l'exception culturelle et du droit d'auteur. Nous avons une responsabilité collective à établir une régulation collective et éviter certaines dérives."

Actuellement, l'IA Act, grande pièce de régulation européenne en matière d'intelligence artificielle, est actuellement en débat en trilogue. Une idée plus précise du texte final pourrait émerger en janvier 2024.

"Au-delà de la propriété intellectuelle qui requiert un tracé important, une de nos inquiétudes concerne la massification des contenus, totalement automatisés", ajoute Guillaume Charles. "L'industrialisation des fake news est LA chance des médias traditionnels. Il s'agit d'un point de bascule", estime de son côté Delphine Ernotte Cunci.

"L'IA au service de la qualité de la production"

Si Rodolphe Belmer défend cette logique défensive face au développement de l'IA, il estime que cette révolution pourrait être une opportunité pour la création européenne. "L'intelligence artificielle peut se mettre au service de la qualité de la production. Les valeurs de spectacle d'une œuvre audiovisuelle sont intimement liées à son budget. Il y a une grosse différence de production value entre les œuvres américaines et européennes. L'intelligence artificielle va nous permettre de produire des valeurs de spectacle avec un budget nettement inférieur par rapport à aujourd'hui. Il s'agit d'une occasion unique pour remettre l'industrie de création européenne au centre du jeu."
 
 

Florian Krieg
© crédit photo : Florian Krieg


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