Cinéma

Lumière MIFC 2020 - Thierry Frémaux : "Il faut sauver les éditeurs, ce sont des trésors vivants"

Date de publication : 13/10/2020 - 08:10

En cette année très particulière, le festival lyonnais célèbre plus que jamais le 7e art jusqu'au 18 octobre, à travers le cinéma classique mais aussi avec un cinéma un peu plus contemporain qu’à l’accoutumée. Parallèlement, il réunit les professionnels autour des sujets clés de la filière au Marché international du film classique du 13 au 16 octobre. Décryptage avec le directeur du festival Lumière. 

Dans quelles conditions cette édition du Festival Lumière a-t-elle été préparée  ? Avez-vous craint de devoir l’annuler  ?
Je sors de l’expérience que nous avons vécue à Cannes et de la sidération qui nous a tous saisis. Avec la reprise actuelle de l’épidémie, le Festival Lumière est dans la même situation. Et je ressens la même chose : d’abord qu’il y a des choses plus graves qu’un festival annulé ou empêché, ensuite qu’il faut se battre. Et tant que l’on ne nous dit pas le contraire, nous travaillons à sa ­préparation. Pas plus à Lyon qu’à Cannes nous n’agissons pour nous-même, mais pour le public, les ­professionnels, les artistes, la presse, la trace, la mémoire. Pour que ce moment artistique collectif soit aussi un moment d’échange humain.

Dans cette année particulière, avez-vous fait  des choix éditoriaux en lien avec l’actualité ou avec la volonté de dire quelque chose sur la situation que nous traversons  ?
On se souviendra de 2020 à beaucoup d’égards, en particulier parce que nous devons nous préparer à d’autres crises, plus graves. Je pense bien sûr à la question climatique. Sur le plan technique, des festivals comme Deauville, San Sebastián et Venise ayant accueilli Cannes, je ne pouvais faire moins que d’agir de même à Lumière. Bertrand Tavernier et l’équipe de l’Institut étaient d’accord. Même pour un festival de cinéma classique, les artistes ont toujours été très présents à Lyon, et ils sont nombreux à nous avoir dit qu’ils avaient envie que leurs films puissent y être montrés, tant ils avaient été frustrés de l’absence de Croisette. Lumière n’en avait pas besoin, mais le désir et la volonté d’aider les artistes et les salles étaient prioritaires. Nous avons donc renoncé à la rétrospective Clarence Brown déjà annoncée et à certains hommages pour proposer 23 avant-premières de Cannes, ainsi qu’une partie de Cannes Classics. Quantitativement, cela n’est qu’une dimension de l’année, mais symboliquement, c’est important. Et à chacune de ces avant-premières, j’accueillerai les artistes. Nous ne nous sommes pas vus à Cannes, nous nous verrons à Lyon.

Depuis ses débuts, le festival remporte un succès croissant. En 2019, en neuf jours, avec 182 films projetés au cours de 449 séances, plus de 200 000 personnes ont assisté à la manifestation dans les salles de cinéma et de spectacle de Lyon et de sa métropole. Ne craignez-vous pas  que cette dynamique soit brisée cette année par la pandémie et les mesures sanitaires  ?
Il est sûr que le déroulement de ce festival, dont la petite légende repose sur l’effervescence populaire, sera un peu changé. Mais, de la même manière qu’une salle remplie à 60% est une belle salle, la fête sera belle quoiqu’il arrive. C’est l’esprit qui compte. L’atmosphère qui régnait dans toutes les manifestations de rentrée, à Venise, à Deauville, à San Sebastián, était formidable. Nous vivons avec le virus, nous sommes respectueux des réglementations… Place à la fête ! Au moment où je vous parle, nous approchons des 50 000 tickets vendus (cet entretien a été réalisé le 1er octobre, Ndlr). Les grands chefs-d’œuvre comme les raretés seront là, connus et désirés. Les avant-­premières de Cannes sont aussi prises d’assaut. Le besoin d’­événement est patent. Mais je sens aussi que les entrées frissonnent dans les salles.

Le festival rend hommage aux frères Dardenne. Pourquoi ce choix, cette année particulièrement  ?
Ces deux dernières années, nous avons récompensé deux Américains, Jane Fonda et Francis Ford Coppola, deux grandes stars légendaires de l’Histoire du cinéma. Les Dardenne, ils sont là, tout à côté de nous. Et nous voulions les célébrer. On mythifie toujours plus ce que l’on ne connaît pas. Mais leur proximité n’a pas amoindri l’effet : quand nous avons annoncé leur venue, cela a été une énorme acclamation. Normal, d’ailleurs : au-delà de leur droiture, leur éthique, cette radicalité qui imposent, année après année, un immense respect, ils sont au cœur du contemporain. Ils observent les bouleversements de la société industrielle, des gens précaires, du prolétariat actuel, de la place des femmes, des enfants, la façon dont la religion s’est réinstallée dans nos vies. Ils bâtissent une œuvre majeure. Nous sommes fiers de les avoir. En plus, leurs films le laissent peu imaginer, mais c’est un duo joyeux et fêtard !

À côté des Dardenne, vous fêtez également le centenaire de la naissance de Michel Audiard…
Michel Audiard, c’est la grande dimension rétrospective de cette édition, grâce aussi à Gaumont, Pathé, TF1 ou Studiocanal qui ont restauré spécialement de nombreux films. Avec Jacques et son neveu Stéphane, le fils du fils disparu de Michel Audiard, sur lequel il avait écrit ce livre déchirant La nuit, le jour et toutes les autres nuits, nous voulions célébrer ce centenaire. Quand j’étais jeune cinémathécaire, quand les cinéphiles ne goûtaient guère son travail ou les cinéastes avec lesquels il œuvrait, les Verneuil ou Grangier, nous avions invité Lautner à Lyon et fait un colloque sur les dialoguistes dans le cinéma français. Depuis une vingtaine d’années, Audiard s’est presque institutionnalisé tant son talent et son importance sont reconnus. C’est un juste retour des choses. En plus, à part le talent, les mots d’auteurs, l’imagination, “les gens qu’on écoute dans la rue”, disait-il, c’est aussi un cinéma très précis, en phase avec le franchissement de la IVe à la Ve république, avec des gens qui avaient connu la guerre jusqu’aux Trente Glorieuses. Chaque époque doit faire avec les films d’Audiard. Là, j’entends déjà des ­commentaires sur son “cinéma de garçon”… ce qui n’est pas faux. Alors qu’il a écrit de beaux personnages de femmes.

Certains de ses dialogues ou sa façon d’envisager les rapports entre hommes et femmes ne sont pas vraiment dans l’air du temps…
Mais la force d’un festival d’Histoire du cinéma, c’est d’aller visiter d’autres époques, d’autres cultures. Bien entendu, il y aura une confrontation intéressante et amusante entre 1960 et 2020. Pour paraphraser Ventura dans Les tontons flingueurs, il faut reconnaître qu’Un taxi pour Tobrouk, c’est plutôt un cinéma d’hommes.

Vous organisez l’avant-première de Soul le 14 octobre au Pathé Bellecour (cet entretien a été réalisé avant le lancement exclusif du film sur la plateforme Disney +, Ndlr). Quelle est la symbolique de ce choix  ?
Soul fait partie de la Sélection officielle de Cannes. Lyon est aussi devenu un baromètre : comme il y a beaucoup de monde, les grands studios aiment y proposer leurs films. L’an dernier, Marin Scorsese était là avec Netflix pour The Irishman. Lumière est un festival de cinéma, ce qui veut dire le public, la presse, les salles, les artistes, tout ça en même temps, au même moment, au même endroit. À Lyon, on peut voir La grande illusion et, à côté, découvrir les avant-premières de Cannes. Comme en librairie, où l’on achète le dernier Emmanuel Carrère et un Jack London. Nous aurons aussi une avant-première d’Aline, le beau film de Valérie Lemercier. Nous présenterons Nomadland de Chloé Zhao, Lion d’or à Venise, car Frances ­McDormand, invitée l’an dernier, nous a proposé de le montrer. Elle y est dingue dedans. Ce sont des relations d’amitié. Comme lorsque Sofia Coppola nous envoie son dernier film comme un cadeau ou Pedro Almodóvar, qui montrera, grâce à Pathé, La voix humaine, avec Tilda Swinton, le remake du Rossellini qu’il a réalisé.

Comment se présente le MIFC cette année  ? Avez-vous pensé un temps le basculer en digital  ?
Même s’il va “s’hybridiser” un peu avec des gens qui vont intervenir et qui ne pouvaient pas voyager, non, nous essayons de rester “physique”. Nous n’avons que 15% de participants en moins par rapport à 2019 à ce jour. Nous aurons beaucoup de Français et d’Européens. Le marché se passera presque normalement. Il faut se préparer à 2021 et les restaurations qui se vendront sont très appétissantes.

Pourquoi avoir mis à l’honneur le Portugal au MIFC cette année  ?
Chaque année, on met un pays européen à l’honneur, comme la Grèce, la Pologne, etc. Le Portugal est un pays discret et modeste, mais c’est aussi un grand pays de cinéma contemporain et de patrimoine, avec des gens très actifs. Il y a une très belle cinémathèque à Lisbonne, et un réseau de salles art et essai animé par de formidables exploitants. Je m’en suis rendu compte quand nous avons lancé le film Lumière.

L’accent est mis au MIFC sur le combat autour de la défense du DVD, auquel vous participez activement.
Et, disons-le, ça n’est pas un combat d’arrière-garde. Le Festival Lumière a toujours fait la part belle au DVD. Nous avons une gigantesque foire et un marché en hommage aux éditeurs, qui présentent leurs collections comme des galeristes (ou des maraîchers !) pour vendre en direct leurs produits. Avec Bertrand Tavernier, nous sommes des défenseurs passionnés du DVD : il correspond à une gourmandise, une pratique, un désir social. De l’objet, mais aussi du travail d’édition. Nous en éditons nous-même. En France, en Europe, il y a des gens qui font un travail remarquable. Quand on imagine qu’en ­Angleterre il y a un revival de la cassette audio, nous ne voyons pas pourquoi il faudrait renoncer aux DVD ! C’est comme si on me demandait d’arrêter d’acheter des livres ! La ­disparition possible du DVD pose une question plus large : doit-on accepter seulement de s’enfoncer dans le futur et la modernité ou garder aussi des souvenirs du passé ? Je ne suis pas sûr que la vie ne se pense qu’en termes de nouveauté et de numérique. Je suis abonné à toutes les plateformes possibles, je me réjouis qu’elles diffusent désormais du patrimoine, mais je veux continuer à alimenter ma collection de DVD – il faut sauver les éditeurs, ce sont des trésors vivants.

Beaucoup de festivals ont adapté leur programmation à la pandémie en choisissant  une forte présence sur le numérique. Qu’en pensez-vous ? Et envisagez-vous des évolutions digitales pour faire vivre Lumière à l’année  ?
Il faut veiller à la rareté : si c’est tout le temps, toute l’­année, le risque de banaliser est grand. Mais pour ­l’Institut Lumière qui, lui, fonctionne toute l’année, ­l’avenir est devant nous. Et on a mis 2020 à profit pour penser à la suite. Avec un CNC qui ne ménage pas sa présence et une ville de Lyon qui revient au soutien. ❖

Propos recueillis par François-Pier Pelinard-Lambert
© crédit photo : Marcel Hartmann


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