Cinéma

Congrès FNCF 2020 - Dossier : les salles retiennent leur souffle

Date de publication : 22/09/2020 - 08:15

Trois mois après la réouverture du parc, le marché hexagonal demeure bouleversé par la crise sanitaire. Les cinémas souffrent ainsi d’une situation inédite, entre fréquentation poussive, difficultés économiques parfois profondes et décalages de films en cascade. Si quelques signes encourageants pointent ici et là, le secteur attend ardemment des mesures à même de lui permettre de respirer.

Le verre est-il à moitié vide, ou à moitié plein ? Du lundi 22 juin au dimanche 30 août 2020, 12,7 millions d’entrées ont été réalisées par les salles françaises, selon les relevés de Comscore France. Soit une chute – impressionnante – de 68% par rapport à la même période en 2019, durant laquelle 40,5 millions de billets avaient été vendus.

“Objectivement, tout indique que nous aurions dû faire deux fois moins”, nuance d’emblée Éric Marti, general manager de Comscore France, qui liste les facteurs pénalisants. “La part de marché des films américains – pratiquement absents des salles cet été – s’établissait en moyenne, au cours des cinq dernières années, à 70% en juillet et entre 67% et 85% en août ; le nombre de séances a diminué de 25% environ ; et le public a encore, pour une partie, ‘peur’ de revenir en salle dans le contexte sanitaire actuel. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que 2019 était une année record (la 3e meilleure depuis 1966, Ndlr). Personne ne peut se satisfaire d’un marché en baisse de 65% ou 70%, mais cela aurait pu être bien pire.”

Cette baisse est-elle, pour autant, imputable à toutes les typologies de spectateurs ? “Aucune cible n’est épargnée”, note Sylvain Bethenod, dirigeant de l’agence Vertigo Research, qui a scruté l’évolution de la fréquentation entre 2019 et 2020 pour la période allant du 1er juillet au 30 août. Selon lui, les 3-14 ans (-75%), les occasionnels (-74%) et les 15-24 ans (-68%) figurent parmi “les cibles qui chutent le plus”, tandis que les spectateurs assidus (-49%) et les 60 ans et plus (-53%) font partie de “celles qui chutent le moins”. Avec une explication toute trouvée.

“L’offre de films, véritable moteur de la fréquentation, amputée de ses blockbusters, est la principale raison de la baisse globale du marché”, assure Sylvain Bethenod. Ainsi, “si nous analysons l’évolution des entrées à périmètre d’offre constant, en retirant celles réalisées par les principaux blockbusters américains l’été dernier (Le roi lion, Comme des bêtes 2, Fast & Furious: Hobbs & Shaw, Spider-Man: Far from Home, Annabelle : la maison du mal et Toy Story 4), la baisse n’est plus que de 8%. Les 15-24 ans et les occasionnels gagnent même des entrées dans cette perspective”.

L’effet Tenet
“Plus que jamais, il est évident que la diversité de l’offre est nécessaire, dans toutes ses composantes, du film le plus pointu au blockbuster, rebondit Victor Hadida, président de la FNEF et de Metropolitan Filmexport. Notre marché – et ce faisant notre système de soutien – ne fonctionne que dans la cohésion de l’ensemble de l’offre. Mais nous avons cette chance, en France, que les films nationaux représentent environ 40% du marché, ce qui permet de mieux résister que dans les autres pays.”

De fait, nombre de territoires n’ont pu s’appuyer sur leur production locale pour relancer la machine. “Au Royaume-Uni, la fréquentation était en chute de 95% jusqu’à l’arrivée de Tenet (où plusieurs circuits en ont profité pour rouvrir, Ndlr)”, relève Éric Marti. Premier blockbuster à trouver le chemin des salles depuis leur réouverture, le film de Christopher Nolan a en effet redonné des couleurs à de nombreux marchés en mal de locomotives. En France aussi, le long métrage a pleinement joué ce rôle, attirant près de 950 000 spectateurs en première semaine. De quoi booster le box-office, au-dessus des 2 millions d’entrées hebdomadaires (2,2 millions) pour la première fois depuis la reprise.

Une progression fulgurante, retombée comme un soufflet la semaine suivante, avec seulement 1,18 million de tickets cumulés. “Ce reflux est logique pour la première semaine de septembre, reprend l’analyste. De plus, les résultats sont dans la lignée de la progression entamée le 3 août, avec un marché se situant cette semaine-là à 61% de ce qu’il représentait l’an dernier, alors que la barre des 50% n’avait jamais été franchie depuis la réouverture, en dehors de la sortie de Tenet.” Reste à voir quelles conséquences auront à court terme l’obligation du port du masque en salle et le maintien de la distanciation physique dans les zones rouges, “double peine” régulièrement déplorée par les professionnels.

Malgré ce contexte inédit, plusieurs titres sont parvenus à se forger de solides résultats. Outre l’évidence Tenet, donc, auxquels s’ajoutent Scooby! et Greenland - Le dernier refuge côté américain, l’été a permis à plusieurs longs métrages tricolores de s’illustrer. C’est le cas des Blagues de Toto, plus gros succès hexagonal depuis la réouverture et quatrième meilleur résultat de la production locale cette année, mais aussi de Tout simplement Noir, T’as pécho ? ainsi que des films art et essai : La bonne épouse, Effacer l’historique, Été 85 et Les parfums, entre autres.

“Le cinéma français a atteint son niveau habituel, dans la plupart des cas il a réalisé les entrées espérées, avance Richard Patry, président de la FNCF, mais nous aurions aimé qu’il fasse plus, évidemment, car nous avions l’espoir qu’il puisse compenser – ne serait-ce qu’en partie – l’absence du cinéma américain.” Pour le reste, notons également les bonnes performances de Bigfoot Family ou IP Man 4 : le dernier combat, et, du côté des films art et essai à l’économie plus restreinte, L’ombre de Staline, L’infirmière, Eva en août ou encore Lucky Strike.

Si de nombreuses œuvres recommandées ont donc pu profiter d’un été moins dense en titres grand public pour s’illustrer, tous n’ont pas pour autant performé. “On a vu quelques surprises, qui tiraient vraiment leur épingle du jeu parce que les films correspondaient, par leur typologie, à ce que le public attendait peut-être. Il y a eu une vraie prime à la comédie, au sujet feel-good ou à l’angle plus grand public. Mais les œuvres aux thématiques plus dures ont eu du mal à trouver une économie”, analyse Étienne Ollagnier, coprésident du SDI et codirigeant de Jour2Fête.

Faute d’une offre moins dense et en l’absence des locomotives américaines, ces semaines de réouverture se sont aussi caractérisées par un élargissement conséquent des plans de sortie initialement envisagés. Cela a été le cas des Parfums (561 copies), Été 85 (510), T’as pécho ? (516), Light of my Life (343) ou encore Effacer l’historique (605). “Pratiquement tous les films ont bénéficié de combinaisons de sortie auxquelles ils n’auraient pas pu prétendre en temps normal, car il fallait occuper les écrans”, souligne Éric Marti.

Avec, tendance claire, une profusion particulière du côté des films art et essai, surtout sur le mois de juillet. “Cette exposition renforcée a quelque peu compensé les contraintes sanitaires imposées, comme les séances en moins ou les capacités réduites, explique Éric Lagesse, coprésident de DiRE et dirigeant de Pyramide Distribution. En effet, l’accumulation de salles et le peu d’offres nous ont permis d’optimiser nos scores sur certains films. Mais ce n’est évidemment pas un avenir dans lequel nous pouvons nous projeter à long terme. Pour le moment, nous avons un peu le sentiment de tenter de ‘sauver’ nos films plutôt que de les sortir.”

Des salles profondément fragilisées
Si le marché tricolore semble donc avoir, macroéconomiquement, limité la casse, les effets sur les exploitants eux-mêmes sont plus que sensibles. Avec des disparités tant typologiques que géographiques. “Paris s’en est globalement mieux sorti, avance Éric Marti. Viennent ensuite la banlieue parisienne, la GRP, Bordeaux (sa région cinématographique, Ndlr) et, à un moindre niveau, le Nord. A contrario, Marseille, Strasbourg et, dans une moindre mesure, Lyon, ont davantage souffert.”Dans le même temps, les cinémas de “petite” taille et les salles art et essai ont, selon Comscore France, mieux résisté que la moyenne. “Les sites de moins de cinq écrans et les établissements art et essai sont toujours restés au-dessus de l’indice de reprise (comparant les résultats de 2020 à ceux des cinq dernières années, Ndlr)”, relève Éric Marti.

En revanche, “tous les cinémas de plus de dix écrans, très dépendants de l’offre américaine, ont énormément souffert cet été”, souligne l’analyste, laissant entrevoir des chutes plus prononcées chez les circuits, en particulier pour les multiplexes de périphérie. “Nous nous attendions à ce que ce soit dur jusqu’à la mi-juillet, mais, en dehors de la semaine de sortie de Tenet, l’été a été catastrophique”, confirme Jocelyn Bouyssy, directeur général de CGR Cinémas, qui estime avoir perdu entre 70% et 80% de sa fréquentation sur les deux premiers mois de l’été. “Nous perdons de l’argent tous les mois en restant ouvert, nous avons déjà consommé la moitié de notre trésorerie”, poursuit-il. Confronté de surcroît à des problématiques de loyers – souvent prohibitifs – communes à nombre de ses confrères, l’exploitant a en conséquence décidé de geler provisoirement tous ses projets en cours de réalisation. “Une fois les rénovations de L’Éperon d’Angoulême et de nos cinémas de Villenave-d’Ornon et de Lanester terminées, nous avons arrêté tous les travaux, à la mi-août”, indique Jocelyn Bouyssy, mettant ainsi en lumière l’impact de la crise sanitaire sur la modernisation et le développement du parc français à court, voire moyen terme.

Au-delà de la problématique spécifique des circuits, variable selon qu’ils soient ou non propriétaires des murs de leurs salles, c’est l’exploitation dans son ensemble qui fait aujourd’hui face à des difficultés profondes. Difficultés qui ont conduit, durant l’été, plusieurs dizaines de cinémas de toutes les typologies à baisser provisoirement le rideau. Et, pour certains d’entre eux, à ne toujours pas avoir fixé de date de réouverture. “Certaines salles se retrouvent dans des situations très compliquées”, élargit Stéphane Libs, coprésident du Scare et gérant des cinémas Star de Strasbourg. Et de lister les facteurs déterminants dans la situation économique de celles-ci. “Avaient-elles déjà un emprunt ? Ont-elles contracté un PGE ? Sont-elles ou non propriétaires des murs ? Si non, ces murs appartiennent-ils à un privé ou à une municipalité ?”

Parallèlement, “beaucoup de charges et d’emprunts ont été reportés à fin 2020-début 2021, et il va falloir les affronter, rappelle l’exploitant. À moyen terme, c’est catastrophique”. Aussi le coprésident du Scare demande-t-il la mise en place d’une cellule de crise pour les exploitations les plus en difficulté, parmi lesquels les salles privées, “beaucoup plus fragiles”.

“Nous, exploitants privés et indépendants, avons perdu énormément d’argent pendant tout l’été, confirme Cédric Aubry, dirigeant du réseau Cinéma Confluences. Ces salles se retrouvent aujourd’hui au bord du gouffre. Il y a, pour une partie d’entre elles, un danger réel de cessation de paiement dans les prochaines semaines. Nous avons l’habitude que le mois de septembre (le moins fréquenté de l’année, Ndlr) creuse nos trésoreries. Mais là, elles sont déjà lessivées.” “Il y a effectivement une urgence pour les salles privées, confirme Christine Beauchemin-Flot, coprésidente du Scare et directrice du Select d’Antony. Mais il faudra, dans un deuxième temps, être attentif aux salles associatives et municipales. Les collectivités vont elles aussi devoir assumer un gouffre financier.”

“Le flou le plus total”
Publics comme privés, indépendants comme circuits, tous pointent en tout cas un sentiment commun : l’incertitude. Qu’elle concerne leur situation économique, la reprise de la fréquentation, les prochaines grosses sorties – en particulier américaines – du calendrier ou, tout simplement, l’évolution de l’épidémie en France et les nouvelles mesures sanitaires qui pourraient être exigées par le gouvernement pour y répondre. “Aujourd’hui, nous sommes dans le flou le plus total”, résume Jocelyn Bouyssy. Un flou nourri, ces dernières semaines, par les reports coup sur coup de The King’s Man : première mission  et de Wonder Woman 1984, deux superproductions anglo-saxonnes sur lesquelles les exploitants français comptaient fortement pour relancer la machine.

D’où les sérieuses interrogations du secteur sur le maintien des quelques blockbusters américains encore datés jusqu’à la fin de l’année, au premier rang desquels Black Widow (28/10), Soul (25/11), Les Croods 2 (2/12), Dune (23/12) ou encore Mourir peut attendre (11/11), locomotive incontournable de ce dernier trimestre 2020. D’autant que la pandémie continue de faire des ravages aux États-Unis, où les cinémas de plusieurs marchés clés (New York, Los Angeles…) n’ont toujours pas rouvert.

“Les studios américains forment un cas particulier. Leurs films ne dépendent pas que du marché français, mais de la situation aux États-Unis, en Chine… Pour eux, l’équation économique à résoudre est mondiale, avec un marketing global et un risque très élevé de piratage”, rappelle au passage Victor Hadida. D’où le rôle crucial que devraient jouer les sorties françaises de ces prochains mois dans la relance du marché, de Kaamelott - Premier volet (le 25/11) aux Tuche 4 (9/12) en passant par Adieu les cons (21/10), 30 jours max (14/10), Comment je suis devenu super-héros (16/12), Aline (18/11), Mon cousin (30/9) ou encore Poly (7/10).

À ces probables décalages s’ajoute la possibilité d’un basculement pur et simple de certaines sorties de la salle vers le digital. Cela a été le cas au début de l’épidémie pour Les Trolls 2 : tournée mondiale et Scooby!, lancés directement en PVàD aux États-Unis avant d’être finalement proposés en salle dans de nombreux territoires (datés respectivement aux 14/10 et au 8/7). Mais aussi, bien sûr, pour Mulan, basculé sur Disney+ au cœur de l’été lorsque l’exploitation mondiale comptait sur sa sortie pour se refaire une santé. Selon la presse américaine, Soul pourrait suivre le même chemin… Et le phénomène n’est pas propre aux studios. En France aussi, le passage de la salle au digital reste une option envisagée par les ayants droit dans le contexte de crise, comme l’ont prouvé, ces derniers mois, les ventes de Bronx à Netflix ou de Forte, Pinocchio et Brutus vs César à Amazon Prime Video.

Face à ces incertitudes en pagaille, tous les regards sont désormais rivés sur cette 75e édition du Congrès de la FNCF, où la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, fera le déplacement pour une prise de parole que beaucoup espèrent riche en annonces, un mois après le plan de relance esquissé par le Premier ministre Jean Castex à Angoulême.

Présent fin août aux Rencontres nationales art et essai de l’Afcae, Xavier Lardoux, directeur du Cinéma et de l’Audiovisuel du CNC, y avait évoqué quelques pistes de travail à destination du secteur. Parmi elles, la “reconduction exceptionnelle” en 2021 des aides art et essai perçues en 2020, avec des versements dès février-mars ; une “majoration significative” de l’enveloppe art et essai pour 2021 ; et “un effacement des dettes” de Cinénum. “L’exploitation sera au cœur de ce plan de relance”, avait-il alors promis. “Nous avons bien reçu le message d’amour de Jean Castex à Angoulême, indique Cédric Aubry. Maintenant, il nous faut des preuves d’amour.”

Kevin Bertrand et Sylvain Devarieux
© crédit photo : DR


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