Cinéma

Lumière 2020 - Jean-Pierre & Luc Dardenne, le droit des plus justes

Date de publication : 16/10/2020 - 08:15

Lauréats du 12e prix Lumière, remis ce 16 octobre, les réalisateurs wallons poursuivent une œuvre d’une rectitude exemplaire consacrée toute entière à dénoncer les ravages humains d’un système économique et social contre lequel s’élèvent des individus courageux.

Comme les Taviani et les Coen, les Dardenne marchent par deux. “Mon frère et moi, nous avons le sentiment de ne former qu’une seule personne, d’être une machine à deux têtes qui souhaite faire un seul et même film”, déclarait Jean-Pierre Dardenne à L’Express. L’aîné a 69 ans, son cadet Luc trois ans de moins. Le premier a étudié l’art dramatique sous la houlette d’Armand Gatti, le second s’est d’abord consacré à la philo­sophie et à la sociologie, l’un et l’autre ayant assisté le metteur en scène sur son film Nous étions tous des noms d’arbres (1981), Luc à la réalisation, Jean-Pierre à la caméra. Tels quels, les Dardenne ­ressemblent à une créature bicéphale qui porte sur le monde une vision unique, depuis Seraing, une cité de la banlieue industrielle de Liège. Formés à l’école du documentaire (cf. encadré) dans la plus pure tradition belge, de leur maître Henri Storck (Misère au Borinage, 1934) à Paul Meyer (Déjà s’envole la fleur maigre, 1960), ces adeptes d’un cinéma-vérité construit en plans-séquences ont vécu une idylle unique avec le Festival de Cannes, qui leur a tout donné depuis que La promesse a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 1996. Deux Palmes d’or, pour Rosetta et L’enfant, en 1999 et 2005, le grand prix du jury pour Le gamin au vélo en 2011, le prix du meilleur scénario pour Le silence de Lorna en 2008 et le prix de la mise en scène pour Le jeune Ahmed en 2019. Carton plein également pour deux de leurs interprètes fétiches, ­Émilie ­Dequenne et ­Olivier ­Gourmet, sacrés respectivement meilleure actrice et ­meilleur acteur pour Rosetta (1999) et Le fils (2002).

Avec 11 longs métrages depuis leur premier scénario original, celui du court Il court, il court le monde (1987), “les Frères” ont imposé une autre voix : celle d’un tandem d’humanistes à l’unisson qui croit en la capacité de l’individu à résister au système qui l’oppresse. “Dans nos films, a expliqué Jean‑Pierre ­Dardenne à Marianne en 2019, nos personnages échappent en général à leur enfermement grâce à une rencontre.” Adeptes de la caméra à l’épaule, les réalisateurs collaborent avec le chef opérateur ­Alain ­Marcoen (qui leur a consacré un documentaire en 2013) et le cadreur ­Benoît ­Dervaux depuis des lustres. C’est avec eux qu’ils ont mis au point cette méthode consistant à coller au plus près des protagonistes. Avec eux aussi qu’ils ont passé tardivement le cap du numérique avec Deux jours, une nuit, en 2014, alors même que leur dispositif semblait conçu pour sa souplesse. À l’issue de ce baptême du feu, ­Alain ­Marcoen a confié à l’AFC : “Pour les frères, qui ne semblent pas aimer la technique mais sont en fait de grands techniciens, j’ai pu constater qu’ils étaient plus libres dans leur mise en scène, pouvant envisager les plans qu’ils ont dans la tête presque sans contrainte. En quelque sorte, ils savent à chaque fois adapter leur style à l’outil.”

Leur rigueur indéfectible a aussi incité les ­Dardenne à se tourner vers leurs confrères. Créée en 1994, dans la continuité de ­Films ­Dérives ­Productions, qui a initié une demi-douzaine de longs métrages à partir de 1981, leur société Les ­Films du ­Fleuve témoigne de leur engagement envers des cinéastes français comme ­Sólveig ­Anspach (Stormy Weather), Costa-­Gavras (Le couperet), Pierre ­Schoeller (L’exercice de l’État et Un peuple et son roi), ­Jacques ­Audiard (De rouille et d’os et Les frères Sisters), ­Cédric ­Kahn (Vie sauvage), ­Benoît ­Jacquot (Journal d’une femme de chambre et ­Dernier amour) et prochainement ­Michel ­Hazanavicius (La plus ­précieuse des ­marchandises), mais aussi le Roumain ­Cristian ­Mungiu (Au-delà des collines et Baccalauréat), le Britannique Ken ­Loach (six films, de Looking for Eric à Sorry we Missed You), le Russe ­Andreï ­Zviaguintsev (Faute d’amour) et bientôt la Suissesse ­Ursula ­Meier (La ligne). Cette fidélité sans frontières s’exprime aussi depuis 2001 dans le partenariat exemplaire qu’ont noué les ­Dardenne avec la maison de production française ­Archipel 35 et leur complice Denis Freyd, mais aussi ­Michel ­Saint‑­Jean pour ­Diaphana, leur distributeur depuis près de 20 ans.

Les cardiologues du cinéma contemporain
Leur objectif se situant au plus près du cœur, les ­Dardenne sont en quelque sorte les cardiologues du cinéma contemporain. Leur caméra leur sert à prendre le pouls de leur époque, mais aussi à creuser les âmes. Leur rythme est celui d’un métronome qui les voit écrire, produire et réaliser un film tous les trois ans. Mais il ne s’agit là que de l’aboutissement d’une démarche de longue haleine. “Nous avons filmé beaucoup de monde dans les années 1975-1980 en vidéo, a confié Luc ­Dardenne à la revue Toudi lors de la parution de son livre Sur l’affaire humaine, en 2013. Les bandes vidéo ont disparu, mais on en a gardé la mémoire et cela nous revient chaque fois que nous discutons de certains personnages de nos fictions.” Preuve que chez les Frères, le réel est le résultat d’un processus long et complexe qui trouve parfois un écho inattendu dans la réalité. L’impact social de Rosetta a ainsi été tel que sa vaillante héroïne a donné son nom à une loi votée en Belgique. Combien d’autres films peuvent se targuer d’un pareil phénomène ?

Qui a rencontré les ­Dardenne sait combien, chez eux, la parole passe d’une bouche à l’autre sans se répéter ni se chevaucher, comme pourra le vérifier le public de la master class qu’ils ­donneront aux Célestins, Théâtre de Lyon le 16 octobre à 15 h, quelques heures avant la remise du 12e prix Lumière qui leur sera décerné au Centre de congrès de Lyon lors d’une cérémonie protocolaire. Enfin, l’­Institut Lumière présente du 6 octobre au 6 décembre l’exposition de la photographe Christine Plenus “Sur les plateaux des Dardenne”, qui constitue une véritable immersion dans l’­antichambre de leur création à travers une cinquantaine de clichés. Une exposition d’affiches de films des frères Dardenne, issues des collections de l’Institut Lumière, se tiendra par ailleurs au Ciné-­Rillieux de ­Rillieux-la-Pape.

Jean-Philippe Guerand
© crédit photo : Christine Plenus


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