Cinéma

Cannes 2025 – Prïncia Car réalisatrice des "Filles désir" : "Ce film est avant tout une aventure collective"

Date de publication : 21/05/2025 - 08:30

Prïncia Car a fondé une école alternative de cinéma à Marseille. Elle enseigne à travers divers ateliers et cours du soir dans les quartiers Nord, avec pour objectif d’intégrer l'art et le cinéma dans le quotidien de jeunes souvent tenus à l’écart de la culture en raison de difficultés économiques ou éducatives. Elle présente son long métrage dans le cadre de la Quinzaine des Cinéastes.

Quelques mots sur votre parcours... comment êtes-vous venue à la réalisation ?
J’ai eu la chance de grandir dans une famille d’artistes. Mes parents dirigent une compagnie de théâtre depuis toujours. Et je suis partie sur la route en tournée avec eux toute mon enfance. Mon père est dramaturge et metteur en scène et se réveillait en pleine nuit pour dessiner les décors et costumes de ses spectacles, croquis qu’il nous montrait alors au petit déjeuner. J’ai ensuite fait une prépa littéraire et une école de cinéma en Belgique, en section image.
Réaliser c’est être la cheffe d’orchestre d’une équipe de spécialistes qui fabriquent sous mes yeux émerveillés ce que j’ai en tête. C’est magique.
 
Comment décririez-vous Les filles désir en quelques mots ?
Ce film est avant tout une aventure collective, aussi bien dans sa fabrication que dans ce qu’il raconte.
J’ai rencontré les jeunes acteurs et co-dialoguistes il y a huit ans, lors du tournage d’un court- métrage, Barcelona. À cette occasion, nous avons mis en place un système d’écriture collaboratif. Depuis, nous ne nous sommes plus quittés et avons réalisé ensemble de nombreux formats courts. Les Filles Désir est né de cette dynamique et en représente, d’une certaine manière, l’aboutissement. C’est un film qui porte en lui l’énergie du groupe et qui en raconte ses forces et ses faiblesses.

Comment vous est venue l’idée de ce film ?
L’histoire du film est née de notre rencontre. Au fil de huit années de collaboration avec les jeunes, nous avons fait l’expérience du groupe : de sa puissance, de sa solidarité, mais aussi de ses limites. En tant qu’autrice, j’y ai aussi vécu une expérience particulière — celle d’être une femme au sein de ce collectif, d’observer les autres femmes, leur place, leur marge de manœuvre, leurs libertés, mais aussi les dynamiques de domination.
Onze jeunes ont participé à l’écriture du film. Les personnages principaux sont à la fois le reflet de chacun d’eux et l’incarnation de différentes manières de répondre à la question du film : comment se définir dans un groupe, notamment à travers le prisme du désir.

Un lien quelconque avec vos courts métrages notamment Barcelona ?
Oui, Barcelona marque le point de départ de notre rencontre, ainsi que les premières expérimentations de notre méthode de travail collective.
A l’époque, nous avions trois mois pour faire un film. J’ai proposé aux groupe de jeunes des situations de départ assez simples, puis, à partir de longues improvisations sur plateau, nous avons coécrit ce court-métrage. C’est ainsi que nous travaillons depuis.
Avec Léna Mardi, ma coscénariste, nous imaginons une trame, que nous leur proposons et que nous développons tous ensemble en improvisation (sur le plateau de théâtre de mes parents principalement). Je filme ces sessions, je ramène les images à la maison, je dérushe, on réécrit... et le cycle recommence.

Vous avez écrit le scénario avec Léna Mardi. Comment s’est passé votre collaboration ?
Léna et moi écrivions la structure du film. Puis, comme dit précédemment, nous encadrions, toutes les deux, de grandes cessions d’improvisation pour affiner les scènes et trouver les dialogues avec les jeunes.
Léna a su, très intelligemment et intuitivement, embrasser ce travail collectif tout en gardant un recul nécessaire que je perdais régulièrement. Cette histoire est aussi l’histoire de ma rencontre avec ce groupe ce qui souvent me submergeait. Léna a une plume émotionnelle, c’est certain, mais aussi très technique. Et elle n’a eu de cesse de me questionner pour affiner mon désir et le rendre le plus précis possible.

Le développement du film a-t-il traversé de nombreuses étapes ?
Lorsque j’ai commencé à donner des ateliers d’écriture dans les quartiers Nord, j’ai, dès la toute première fois, rencontré ceux qui allaient devenir les co-dialoguistes et interprètes du film.
Depuis, j’ai participé à la création d’une école de cinéma alternative dans les quartiers, animé de nombreux ateliers dans des structures variées — associations, collèges, lycées — et réalisé de nombreux formats courts. J’ai croisé la route de centaines de jeunes. Mais dès le premier jour, un noyau dur s’est formé autour de moi et il ne m’a plus quittée. Ensemble, nous avons traversé les années, les tempêtes, les projets et aujourd’hui nous allons à Cannes tous ensemble !
L’écriture est souvent un acte solitaire. Mais j’ai eu la chance, pendant quatre ans, de l’expérimenter comme un travail de troupe.
De plus, nous avons participé à plusieurs laboratoires d’écriture (Angers, Les Arcs, Valence) ce qui très vite nous a ancré dans une dynamique concrète, confronté aux acteurs du milieu et soutenu dans nos voix d’écriture. Soutiens inestimables pour le financement du film.

Comment avez-vous rencontré votre productrice Johanna Nahon ?
Il y a dix ans, en tant que stagiaires, nous accompagnions le film Mustang à la Quinzaine des réalisateurs et allions pour la première fois à Cannes. On rêvait, ensemble, de faire des films. On ne s’est pas non plus quittées depuis. Je crois que je fonctionne de la même manière que la troupe de théâtre de mes parents, comme une troupe à l’ancienne, quand on y entre c’est pour toujours... Et puis Johanna a cru en moi et en Léna avant même qu’une ébauche de scénario ne soit là, elle a choppé au vol un désir et l’a transformé en réalité.

Vous avez repris des interprètes de Barcelona ?
Ils avaient quatorze ans dans Barcelona et ils en ont vingt-deux aujourd’hui. On a grandi, rêvé et fabriqué ensemble pendant huit ans. Je les appelle ma famille de création. Le premier jour de tournage du long-métrage était à la fois fabuleux et commun. Nous nous connaissons par cœur et j’accède ainsi à une direction d’acteur extrêmement libre et intime, je peux les pousser très loin car nous nous faisons confiance.

Vous cherchiez des décors, une ambiance précise pour le film ?
Nous avons tourné du 23 septembre au 24 octobre 2024 à Marseille. Il me tenait à cœur de mettre à l’honneur les couleurs marseillaises et non la grisaille fantasmée des quartiers Nord. De plus, notre méthode de travail (tournage en plan séquence principalement, cf la question suivante) et l’économie du film nécessitaient quasiment un studio. Il nous fallait trouver un quartier coloré et énergique mais calme : Saint Thys !

Avez-vous mis au point une méthode de travail particulière ?
Dans la logique de notre écriture collective, pour maintenir le naturel et l’authenticité de notre travail partagé, nous avons tourné le plus possible en plan séquence, sans se priver pour autant de monter par la suite. Il s’agissait de laisser le temps aux acteurs d’entrer dans la scène, que chacun trouve sa place, sa justesse, laisser l’émotion vraie arriver, laisser place aux silences, aux surprises et à l’humour. Nous tournions donc à 360° les scènes quasi dans leur intégralité et parfois même je les laissais déborder.

Des anecdotes quelconques à raconter ?
Ce qui s’est passé à Marseille reste à Marseille.
Bon. J’en dévoile une petite qui traduit la magie du tournage. Premier jour, première prise. Nous tournons en plan séquence l’arrivée du groupe de jeunes dans une fête foraine. Joyeux, ils empruntent l’allée principale jusqu’aux machines à attraper des peluches, se charrient, mettent une pièce dans une de ces machines infernales et bim : premier coup, ils gagnent un nounours et nous capturons leur réel étonnement et joie explosive. Cette prise est dans le montage final.

Quand le film a-t-il été terminé ?
Le 5 mai à 13 heures.

A l’arrivée est-il semblable au film que vous aviez imaginé au départ ?
J'ai été assez surprise par le caractère presque contemplatif du film ; à l’écriture, je l’imaginais beaucoup plus bavard. Mais j’y retrouve toute la sincérité avec laquelle mon groupe de jeunes s’est lancé dans cette aventure : leur humour, leur tendresse, leur fragilité.
Raphaël Vandenbussche (chef opérateur), Maud Dupuy (cheffe costumière) et Lili-Jeanne Benente (cheffe décoratrice) ont, avec un budget limité, réalisé de véritables coups de génie. Ils ont su traduire avec justesse l’esthétique que j’avais en tête.
Mes jeunes me répètent depuis toujours cette devise : "Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin". Ce film en est, je crois, une belle démonstration.

Qu'attendez-vous de cette sélection à la Quinzaine ?
C’est une immense joie, et une grande fierté, de présenter notre travail au Festival de Cannes — et d’autant plus dans cette sélection qui, à mes yeux, révèle et soutient des films à la fois neufs et audacieux.
"Pourquoi nous ?", m’a demandé Mortadha, encore incrédule.
Je suis profondément émue de vivre ce moment aux côtés de ma troupe de jeunes. C’est une étape importante : se confronter, enfin, au regard du public — et quel public !
Nous avons hâte.

Recueilli par Patrice Carré
© crédit photo : DR


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