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Cinéma

Annecy 2019 - Jérémy Clapin : "Cette histoire permettait le mélange des genres cinématographiques"

Date de publication : 13/06/2019 - 08:20

Après avoir reçu le grand prix de la Semaine de la critique à Cannes, une première pour un long métrage d’animation, le réalisateur de J’ai perdu mon corps revient sur les différentes étapes de fabrication de son film, présenté en compétition à Annecy.

Comment est né J’ai perdu mon corps ?
C’est une idée de Marc du Pontavice, mon producteur. Il était intéressé par l’adaptation du livre de Guillaume Laurant, Happy Hand (éd. Seuil, Ndlr) et trouvait que mon univers artistique ainsi que les thèmes abordés dans mes courts cadraient avec l’idée qu’il se faisait du film. Le point de vue d’une main qui refuse d’abandonner son corps m’a tout de suite séduit. Comment créer de l’empathie pour un tel personnage ? Comment la filmer, la sonoriser, comment plonger dans sa mémoire, comment en faire un personnage principal ? D’autre part, dans ce récit, il y a deux histoires en une : l’épopée d’une main, basée sur l’action et le sensoriel, et l’histoire romantique entre Naoufel et Gabrielle. L’intérêt et le challenge pour moi étaient le mélange des genres cinématographiques, cette histoire le permettait, ce qui rendait le projet riche et ludique.
 
Quelles ont été les étapes d’écriture ?
J’ai eu quelques difficultés à m’éloigner de l’histoire originelle, mais Guillaume et Marc m’ont encouragé à prendre plus de liberté pour m’approprier cette histoire afin de l’intégrer à mon univers et celui de l’animation. Dès lors, avec plus de latitude, je suis reparti du dispositif initial : une main à la recherche de son corps, et j’ai proposé de tout réinventer autour de ce postulat.
Nous avons également fait le choix d’éliminer la voix off de la main pour privilégier le point de vue et l’action. Il fallait faire de son monde muet et tactile une force et une vraie proposition cinématographique. Un fois le script abouti, nous avons réalisé un extrait d’animatique, c’est-à-dire une ébauche animée du film – l’histoire fait appel à un registre très sensoriel et il faut trouver les bonnes clés pour traduire ça en expériences cinématographiques. Ce travail a été très précieux pour moi, il m’a permis d’appréhender le langage corporel de la main et de définir le vocabulaire de mise en scène approprié.
Pour la production, c’était une façon de visualiser véritablement le film. Cette étape a été cruciale au niveau du scénario : elle a permis de conforter certains choix traduisant ainsi leur force en images. A contrario, elle a également révélé certaines faiblesses auxquelles nous avons pu remédier.

La première présentation du projet a eu lieu au Cartoon Movie 2014 à l’état de pitch…
Le processus d’écriture a pris du temps mais il nous fallait commencer à communiquer sur le film pour trouver des financements. C’était l’objectif de ce pitch au Cartoon Movie. Malheureusement, cette étape  a été peu fructueuse. Sur le papier, l’histoire d’une main tranchée n’est pas très séduisante et je comprends parfaitement qu’il ait été difficile de se projeter. Le trailer plaisait beaucoup en termes d’univers artistique mais le pitch peinait à convaincre. Marc, pour sa part, était sûr de lui et décidé à poursuivre le projet, avec ou sans partenaires. Nous avons donc lancé la production du film.
 
Vous a-t-il fallu mettre au point un pipeline particulier ?
Je suis un "control freak" doublé d’un obsessionnel. Quand on vient du court métrage comme moi, on travaille souvent seul ou peu entouré. L’idée c’est d’être maître de ses outils afin de réfléchir simultanément à l’approche graphique et technique. Pour les besoins de l’histoire et de ma mise en scène, je voulais un rendu brut et pictural avec des aspérités, mais aussi quelque chose de très cinématographique. Je souhaitais également une animation sensible et réaliste. Bref, tout ce qui était impossible avec le budget modeste du film. Il fallait donc trouver d’autres solutions de fabrication.
Ensuite, c’est l’histoire du lièvre et de la tortue. Pour fabriquer une œuvre d’animation, il faut avoir la philosophie de la tortue et avancer lentement mais sûrement. Si on veut aller vite, on saute les étapes et on se plante. Nous avons filmé et enregistré les acteurs pour avoir un maximum de références corporelles afin d’aider les animateurs par la suite. Je voulais quelque chose de naturel et singulier. Tous les personnages ont été modélisés en 3D, puis animés d’après les vidéos du tournage ou d’après mes propres références vidéo. Une fois l’animation validée, nous avons utilisé un outil de dessin révolutionnaire, directement intégré dans le logiciel 3D pour retracer ou rotoscoper ces animations. C’était vraiment une fabrication prototype, mais aujourd’hui tout le monde s’accorde à dire que nous n’aurions pas pu atteindre ce niveau autrement.
 
Pourquoi avoir choisi de travailler sous Blender ?
Blender est un logiciel libre, disponible gratuitement sur Internet, que j’avais déjà utilisé sur Palmipedarium, mon dernier court. Outre la philosophie de partage avec sa communauté très active à laquelle j’adhère totalement, le logiciel est suffisamment puissant aujourd’hui pour envisager de se lancer dans une production du type long métrage. Mais ce qui m’a décidé à me tourner vers Blender pour ce film, c’était avant tout son outil de dessin intégré, le Grease Pencil. Le logiciel a toutefois une bonne marge de progression devant lui car, à l’échelle d’une grosse production répartie sur plusieurs sites géographiques, il n’est peut-être pas encore à la hauteur de ses concurrents payants du marché.
 
Où le film a-t-il été fabriqué ?
Le fait que Xilam soit seul producteur nous a permis de garder la maîtrise de la segmentation de la fabrication. Ne pas avoir de coproducteur a été en quelques sortes un mal pour un bien. Toute la préproduction s’est déroulée à Xilam Paris. Le layout 3D, les décors et l’animation 2D ont été effectués au studio Xilam de Villeurbanne. L’animation 3D a été faite entièrement à Gaoshan sur l’île de la Réunion, où je me suis rendu pour superviser le travail des animateurs 3D. Le studio Armada au Vietnam et le studio Train-Train à Lille se sont occupés de la colorisation des personnages. Puis le compositing, qui garantit le rendu final du film, s’est effectué au studio Xilam Paris.

Comment avez-vous opéré le choix des comédiens pour les voix ?
Je ne voulais pas d’acteurs identifiables sur lesquels on pouvait mettre des visages derrière les personnages. Je ne le supporte pas en tant que spectateur et je ne voulais l’imposer ni à moi ni aux autres. Les personnages principaux du film sont jeunes, ils ont une vingtaine d’années et habitent en proche banlieue parisienne. Le casting a été fait avec des personnes qui n’avaient pas forcément l’habitude de faire des voix en postsynchro. Puis nous avons mis en place un tournage en les enregistrant en situation de jeu, avec des prises de son à la perche, pour avoir ce côté naturel et authentique que je voulais.

La fabrication en elle-même a-t-elle été une période intense ?
Le budget de J'ai perdu mon corps étant modeste, les difficultés rencontrées étaient inhérentes : temps de production et effectifs réduits. Nous avons donc dû optimiser un maximum les ressources pour réussir à sortir le film. L’investissement des artistes qui y ont participé et la confiance de la production ont été essentiels pour boucler dans le temps imparti. La fabrication "expérimentale" a demandé une implication et une attention de tous les instants, mais nous avons tous beaucoup appris sur cette production "prototype".

C’est aussi un film d’auteur, ce qui demande nécessairement au réalisateur d’être sur tous les fronts : écriture, dialogue, storyboard, design, technique, animation, compositing, casting et direction d’acteurs. Concrètement, je me levais à 4h30 du matin pour finir à 18h30 tous les jours pendant deux ans. Voilà ce que ça veut dire. Mais c’est aussi mon choix. J’envisage l’animation comme un travail d’équipe et je m’implique beaucoup à chaque étape, aussi bien artistique que technique. Avant de faire un long métrage d’animation, on n’imagine pas le rythme qu’il va falloir tenir sur la durée.
Une anecdote au passage. Naoufel, le héros, perd sa main droite. Mais dans les derniers plans du film, nous avions dessiné les deux mains par habitude. Comme si la main avait repoussé. C’était tellement énorme que personne n’a rien vu jusqu’à la fin de la production. Nous nous en sommes aperçus peu de temps avant la livraison.

Pour finir, le film a rassemblé beaucoup d’énergie humaine. Tous ont joué le jeu sur la durée car tout le monde avait envie de voir ce genre d’œuvre s’accomplir. Sans cette générosité, J’ai perdu mon corps n’existerait sans doute pas. Pour autant, c’est usant. Et même si je pense que nous avons réalisé un véritable exploit, je ne souhaite pas que cela devienne une référence. Je le dis pour le bien de la santé mentale des artistes qui ont travaillé passionnément dessus.

Votre réaction après avoir reçu ce grand prix de la Semaine de la critique ?
Au-delà même du prix, le fait d’avoir été sélectionné à Cannes constitue déjà une prise de position. Cela participe à cette légitimation auprès du grand public, mais aussi des réalisateurs et des producteurs. Le cinéma d’animation n’existe pas au détriment du live, mais participe à la richesse et la diversité du 7e art. Pour le moment, il est mature essentiellement grâce aux courts. Le long métrage d’animation n’en est pas encore là. Je pense que ce prix cannois dépasse un peu mon film. Cela fait partie des marqueurs nécessaires pour que le cinéma d’animation adulte devienne, année après année, de plus en plus légitime. C’est un pas en avant pour tous ceux qui souhaitent en faire, afin de vaincre la frilosité des producteurs et des partenaires financiers. Je reste persuadé que l’audace paie.

J’ai perdu mon corps a été acheté par Netflix, hors France, Turquie, Benelux et Chine. Pas de regret sur le fait qu’il ne soit pas projeté en salle sur ces territoires ?
Il y a une sortie salle prévue aussi aux États-Unis, même si elle sera très courte, ne serait-ce que pour pousser le film vers les Oscars. Je l’ai évidemment réalisé pour l’expérience en salle. Le grand écran exalte d’avantage que le poste de télévision. Mais il est important qu’un film d’animation adulte soit vu par le plus grand nombre et, de ce point de vue, Netflix est une super opportunité.

À présent vous êtes à Annecy. Qu’est-ce que cela représente à vos yeux ?
C’est le plus grand festival d’animation du monde. J’y vais depuis plus de 20 ans, c’est là que j’ai découvert la diversité de ce cinéma. Annecy a accompagné tous mes courts. Le monde de l’animation est assez petit, on finit par tous se connaître et c’est une grande joie de s’y retrouver. Médiatiquement, Cannes représente une autre caisse de résonance qu’Annecy, qui reste plus circonscrit au monde de l’animation en général. Mais depuis quelques années c’est en train d’évoluer. Je sais que J’ai perdu mon corps est attendu, comme tant d’autres. Tous participent au même combat, celui d’ouvrir le long métrage d’animation à un public plus adulte et de lui donner une place dans le paysage cinématographique contemporain. La projection à Bonlieu, où quasiment toute l’équipe du film sera là, ça va être quelque chose ! J’ai hâte.

Avez-vous un autre projet en cours avec Marc du Pontavice ?
Je suis partagé entre l’animation et mon envie de faire aussi de la prise de vues réelles. Je me donne l’été pour voir quel projet va prendre le pas sur l’autre. Mais notre collaboration a très bien fonctionné. Je n’ai aucun intérêt à changer et lui non plus.

Recueilli par Patrice Carré
© crédit photo : Aurélie Lamachère | 58e Semaine de la Critique


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