Cinéma

Cannes 2025 - Alexandra Melot productrice de "Imago" : "Cet endroit m’a semblé être le pays des merveilles que découvre Alice en traversant le miroir"

Date de publication : 21/05/2025 - 11:15

Premier film tchétchène jamais présenté à la Semaine de la Critique, le documentaire de Déni Oumar Pitsaev a été tourné à la frontière entre la Géorgie et la Tchétchénie, dans la vallée du Pankissi. Il a été produit en France par Triptyque Films en coproduction avec les belges de Need Productions.

Quelle est la ligne éditoriale de Triptyque Films ?
Triptyque Films produit des films documentaires de cinéma direct ou hybrides, avec l’ambition de ne se conformer à aucun canon, en privilégiant une recherche artistique exigeante. La société existe depuis 15 ans déjà, étant créée par trois cinéastes, Guillaume Massart, Thomas Jenkoe et Charles H. Drouot. Ils ont tout d'abord produit leurs propres films en coopération puis progressivement ont ouvert leur catalogue à des artistes, cinéastes, en produisant des court-métrages documentaires parfois expérimentaux. J’ai été contactée en 2016 par Triptyque Films pour faire le montage de La liberté, premier long-métrage documentaire de Guillaume Massart. J’étais alors vidéaste mais surtout connue comme monteuse, depuis une vingtaine d’années. Nous avons vécu une période de travail intense autour de ce film unique qui posait des questions philosophiques et éthiques nous avons noué des liens forts dans cette épreuve, au point que Guillaume m’a proposé de m’associer. A l’époque La liberté était leur premier film produit pour le cinéma avec le soutien de l’avance sur recettes. En décidant de faire de la production, je me suis lancée quasi exclusivement sur des projets de long-métrages pour les salles, en coproduction internationale.

Comment avez-vous fait la connaissance de Déni Oumar Pitsaev ?
Nous nous sommes rencontrés au festival Visions du réel à Nyon en Suisse en 2018. Déni y présentait son moyen-métrage Looking for Déni. Il y partait à la recherche de sa maison d'enfance au Kazaksthan, où il y avait vécu ses premières années. Il ne la retrouvait pas car elle avait été détruite et c’était l’occasion d’une rencontre atypique avec les membres de son clan en exil. A l’époque il sortait de ses études à l’Insas et à la Luca School of Arts en Belgique et nous avons très vite commencé à parler de son prochain film, Imago, car sa mère venait de lui offrir une terre en Géorgie pour y construire une maison.
Je venais de m’associer à Triptyque Films et je n’avais aucune expérience réelle en production, j’ai donc tout appris en accompagnant Déni, ainsi que les autres cinéastes avec lesquels j’ai commencé à travailler en parallèle. A présent nous sommes déjà engagés sur son prochain long-métrage documentaire, qui viendra interroger les images de guerre et leur influence sur ceux qui les voient et ceux qui les font.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans Imago ?
Déni Oumar Pitsaev, au travers du projet d’Imago, m’a permis de découvrir la culture tchétchène qui est trop méconnue, cette rencontre avec ce monde absolument fascinant m’a véritablement passionnée et transformée.
En octobre 2019 nous nous sommes rendus ensemble dans la vallée géorgienne du Pankissi, ou nous avons été accueillis au sein d’une branche éloignée du clan tchétchène de Déni. Cette vallée était identifiée dans les médias internationaux comme "la Vallée des djihadistes". Il nous fallait donc savoir si ce tournage pouvait avoir lieu et dans quelles conditions de sécurité. Nous avons été reçus comme des rois et il a semblé évident qu’un film devait être fait. La population avait beaucoup souffert de cette réputation qui datait des années 2000 et de la guerre en Tchétchénie. Mais le fait de rencontrer un cinéaste tchétchène qui veuille les représenter était une joie pour la plupart d’entre eux. Au travers du regard de Déni qui la découvrait également, la vallée du Pankissi m’a semblé être le pays des merveilles que découvre Alice en traversant le miroir! Tout lui rappelait son enfance dans son pays d’origine, à quelques kilomètres derrière les monts du Caucase mais en même temps tout était différent. Il y avait là une magie une inquiétante étrangeté, parfois absurde, quelque chose qui n’appartient qu’au cinéma. J’étais aussi très fière d’accompagner Déni, qui est une personne remarquable et très drôle, et j’étais consciente d’un enjeu très important: celui de produire un cinéaste émergent unique en son genre. Il me semblait nécessaire de partager son regard avec le grand public. Pour couronner le tout, Imago est le premier long-métrage de l’histoire du cinéma tchétchène jamais présenté à Cannes !

Quelles étapes plus ou moins décisives ont-elles été franchies au cours de la période du développement ?
Déni a reçu un premier soutien, celui de l’aide à l’écriture long métrage du CNC, ainsi que le soutien à l'écriture de Ciclic, notre agence régionale Centre Val de Loire, qui a une politique très engagée de soutien au documentaire de création. Ces aides nous ont permis de trouver le temps de collaborer avec des conseillers à l'écriture, ainsi que de faire des premiers repérages en Géorgie, étape cruciale dans un film basé sur le réel. Tout cela a été essentiel pour l’avancée de l’écriture, notamment avec Mathilde Trichet, sa co-auteure.
Imago a aussi été sélectionné à Eurodoc et cela a donné un grand élan au film, car en 2022 nous avons été soutenus par le Sundance Institute en développement. Ensuite nous avons déposé à l’Avance sur recettes et nous l’avons eue au premier dépot, ce qui était assez exceptionnel. Ensuite nous avons reçu l'aide de Ciclic co-développement international qui soutient un film en coproduction avec un pays étranger, comme que la bourse de Creative Europe qui nous ont toutes les deux permis de tourner un dernier repérage au Pankissi avec une équipe au complet, en 2023.
Bien sûr il fallait à partir de là trouver des partenaires privés, et nous avons déposé à Arte Cinéma, qui est entré en coproduction en 2023. Dernièrement nous avons été sélectionnés à Paris doc, avec une version de montage qui a été projetée achevée mais non étalonnée et non mixée. C’est là que l’équipe de NewStory a pu voir le film dans d’excellentes conditions, avec une salle conquise par notre film, alors que nous étions alors très inquiets de sa réception. Nous y avons trouvé beaucoup de réconfort dans une période qui n’est jamais simple, celle de la prise d’autonomie du film.

Un long processus ?
Oui, à la fin c’est un travail sur six ans, ce fut long mais absolument passionnant; J’avais tout à découvrir, ainsi que Déni qui faisait son premier long-métrage. Je crois qu’à présent nous saurons probablement aller plus rapidement, en écriture et en production dans nos prochains films. Mais je ne regrette rien, ce fut une aventure exceptionnelle pour moi.

Le film avait-il des besoins spécifiques en termes de production ?
Nous avions besoin de beaucoup de temps pour le tournage et la post-production car tout se jouait là. Mon expérience en tant que monteuse a beaucoup joué et j’ai voulu dès le début du développement bien établir le devis afin de pouvoir répondre à ces enjeux précis.
Nous avons eu une équipe de cinq personnes à chaque tournage, en comprenant le réalisateur (chef opérateur, ingénieur du son, assistant-réalisateur/ou assistant image, régisseur), ce qui, en documentaire, n’est pas forcément léger. Nous avions aussi une production exécutive en Géorgie, Opyodoc, qui nous a permis de préparer efficacement les tournages à chaque fois.

Need est arrivé en coproduction à quel stade ?
J’ai rencontré l’équipe de Need en 2022, au travers d’amis en commun. Nous avons appris à nous connaître en déposant les aides de Creative Europe en codéveloppement qui nous ont permis de financer les repérages. Anne-Laure Guégan et Géraldine Sprimont ont tout de suite eu un coup de cœur pour le projet de Déni, et nous avons formé une équipe de choc toutes ensemble!

Quels financements avez-vous trouvé ?
Nous avons cherché à boucler le budget qui était devenu plus élevé grâce à l’arrivée d’Arte cinéma, car nous avions dépassé le seuil éligible à l’annexe 3. Je ne souhaitais pas réduire les périodes de tournage et de post-production en conséquence alors nous sommes allé chercher des soutiens exigeants comme l’aide en production à l’Ile de France ou encore Eurimages. Nous les avons eues, ce qui a été très important pour finir le film dans les conditions prévues. Nos financements acquis atteignent 950 000 euros. C’est un montant élevé pour un film documentaire, ce dont je suis fière, mais qui à vrai dire ne couvre pas véritablement notre travail acharné engagé depuis six ans!

Comment s’est déroulé le tournage ?
En trois périodes distinctes, la première en repérages à l’été 2023, avec une équipe au complet, dans le but de découvrir la vallée, et de passer un premier été en immersion. Puis ensuite en 2024, ou nous avons tourné sur deux périodes, en juillet-août puis en octobre, pour clore le film. La difficulté première a été la question de la langue. Le russe est majoritairement parlé par la population, avec le tchétchène et le géorgien et nous avons compris suite aux repérages qu’il fallait que notre chef opérateur comprenne absolument cette langue, car Imago semblait devenir progressivement un film très "parlé". C’est la raison pour laquelle nous avons travaillé par la suite avec le directeur de la photo Sylvain Verdet et Rostislav Kirpichenko comme premier assistant réalisateur, tous deux russophones.

Qu’attendez-vous de cette sélection à la Semaine de la Critique ?
Notre sélection à la semaine de la Critique nous a permis de rencontrer des partenaires de choix en distribution et en ventes, nous sommes à présent accompagnés par New Story et Rediance. C’est véritablement un grand honneur de pouvoir faire partie de la sélection de la Semaine de la Critique. Nous espérons que notre film pourra bénéficier d’une meilleur visibilité en France et à l’international grâce à cette reconnaissance.

Beaucoup de projets encore en cours chez vous ?
La Détention, le second long-métrage documentaire de Guillaume Massart est en début de post-production, Triptyque films y est en coproduction minoritaire avec TS Productions. Nous sommes en développement notamment avec le long-métrage No sex no love no country, un desktop movie de Yaël Perlman, mettant en scène des conversations, au travers de la plateforme en ligne Chatroulette, entre la réalisatrice et des hommes, dont un soldat israélien et un jeune palestinien de Cisjordanie. A la recherche du Boojum, le prochain long-métrage d’Elise Florenty et Marcel Türkowsky, sera tourné au Mexique, en Arizona et en Espagne, autour du Boojum, un arbre endémique mexicain portant le nom d’un personnage de Lewis Caroll. Et actuellement se termine le moyen-métrage de Valentina Barriga, Playas Blancas, en coproduction avec El Espino Films au Chili, où l’on découvre les archives des conversations amoureuses d’un couple de chilien engagés dans la lutte armée contre Pinochet.

Recueilli par Patrice Carré
© crédit photo : Triptyque Films


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