Cinéma

Cannes 2017 : entretien avec Fabio Grassadonia et Antonio Piazza, réalisateurs de "Sicilian Ghost Story"

Date de publication : 18/05/2017 - 08:15

Après y avoir présenté en 2013 Salvo, lauréat du grand prix Nespresso, les deux réalisateurs font l'ouverture de la Semaine de la critique avec leur deuxième film, conjuguant les mythes de Roméo et Juliette et de la mafia.

Comment présentez vous Sicilian Ghost Story ?
C'est l'histoire de Luna, jeune Sicilienne de 13 ans, qui n'accepte pas la disparition soudaine de Giuseppe, son camarade de classe, dont elle est amoureuse. Pour le retrouver, elle va descendre délibérément dans le monde obscur qui l'a englouti, un monde auquel on semble pouvoir accéder par un passage empli de mystères, dans un lac, au milieu d'une sombre forêt des montagnes siciliennes. C'est un chemin dont ils ne pourront revenir que portés par un amour indestructible. Une fable sombre inspirée par des événements tragiques, mais bien réels, qui se sont déroulés en Sicile dans les années 1990. Cette histoire d'amour incroyable qui est aussi une histoire de fantômes, nous amène à nous interroger sur nos relations avec tant de fantômes siciliens oubliés.

Quels sont ces événements qui ont inspiré le film ?
Sicilian Ghost Story s'inspire de l'histoire réelle de Giuseppe Di Matteo. Le 23 novembre 1993, Giuseppe Di Matteo, le fils du repenti mafieux Santino Di Matteo, devenu un "super-indic", est enlevé par une équipe de Cosa Nostra pour obliger son père à cesser sa coopération avec les autorités. Mais le père ne cède pas. Giuseppe va languir pendant 779 jours et nuits entre les mains de ses ravisseurs, jusqu'à la nuit du 11 janvier 1996. Réduit à l'état de larve, pesant tout juste 30 kilos, il est étranglé, puis son corps dissout dans de l'acide.
Nous sommes tous les deux de Palerme et cette histoire continue de nous hanter. Giuseppe est un fantôme nourri d'une immense douleur, à la fois parce qu'il fut une victime, mais aussi en raison de l'immense colère suscitée contre le monde ayant permis une telle abomination. C'est un fantôme piégé au sein de cette histoire, sans aucune possibilité de rachat. Un fantôme piégé dans l'obscurité de nos consciences. Un fantôme à libérer. Pour nous, la seule façon de le faire était de provoquer une collision entre réalité et imaginaire, qui nous permettrait d'identifier tous ces éléments qui nous hantaient : ce fantôme mais aussi la culpabilité d'un monde qui tue des enfants. Le point de départ pour une histoire de fantôme. Sicilian Ghost Story est d'un point de vue réaliste une fable sombre. Mais si on se place sur le plan de l'imaginaire, c'est une fable romantique. Comme l'a dit l'auteur sicilien Leonardo Sciascia, "la Sicile est le royaume de l'imaginaire : et que peut-on faire là sans imagination ?". L'imagination et les rêves sont une stratégie de survie pour le personnage principal de Luna, mais aussi pour nous-mêmes, en tant que cinéastes siciliens et conteurs.

Comment est né ce personnage de Luna ?
C'est un personnage fictif, qui nous a été inspiré par Il cavaliere bianco, une merveilleuse nouvelle écrite par l'auteur italien Marco Mancassola. La nouvelle traite des mêmes événements réels dont nous nous sommes inspirés, vécus du point de vue d'une jeune fille. C'est la seule qui refuse la loi du silence entourant la disparition de Giuseppe.

Charles Tesson a dit que votre film "conjuguait le mythe de Roméo et Juliette avec celui de la mafia". Êtes-vous d'accord ?
Oui, totalement. Giuseppe et l'amour de Luna sont au cœur de tout. L'histoire commence le jour où Luna a le courage de déclarer son amour à Giuseppe, par le biais d'une lettre. Quelques heures plus tard, Giuseppe disparait. Le silence de sa famille et l'indifférence du monde "mafieux" qui les entoure contribuent à occulter la raison de sa disparition mystérieuse. Mais Luna est la seule à ne pas vouloir se résigner. Selon nous, cela constituait de puissant prémices pour une histoire d'amour impossible entre deux adolescents qui seraient les personnages principaux.
Chaque rebond dramatique dans le film répond à la nécessité intérieure de Luna qui veut trouver et sauver Giuseppe. L'histoire est son "rêve". Mais au fur et à mesure de sa progression, nous nous rendons compte que nous ne faisons pas qu'épouser son point de vue. Luna est aussi "le rêve" de Giuseppe. Tous les deux mènent le même combat pour se retrouver. L'élément fantastique intervient du fait que les visions de Luna et les rêves de Giuseppe sont le seul moyen de faire en sorte que l'impossible devienne possible. Ce besoin commun et leur imaginaire vont rendre leurs retrouvailles possibles, ce qui débouche sur une réalité toute nouvelle, surpassant les rêves et les cauchemars. Une réalité dans laquelle les fantômes peuvent révéler leur vraie nature, une solidité aussi indestructible que celle d'une âme.

Le processus de production de Salvo avait duré cinq ans. La mise en œuvre de ce second film a été plus rapide ?
Oui ce fut bien plus facile. Nous travaillons avec Indigo Film d'Indigo, l'une des plus importante société de production italienne. Et le succès de Salvo les a aidés à financer le film, qui est une coproduction avec la France et la Suisse.

Quand et où avez-vous tourné ?
Durant l'automne dernier, dans les Monts Nébrodes. C'est le seul endroit en Sicile où l'on peut trouver des forêts et des lacs, pas très loin du volcan Etna.

Vous avez rencontré des difficultés particulières durant le tournage ?
L'action de la plus grande partie du film se déroule en pleine nature, au milieu des bois et au bord d'un lac, loin de toute agglomération. Il faisait très froid et nos comédiens étaient des enfants. Mais ils ont été extraordinaires. Nous leur en sommes très reconnaissants. Julia (Luna) et Gaetano (Giuseppe) ont travaillé avec une volonté incroyable. Un vrai cadeau. Notre directeur de la photographie, Luca Bigazzi avait baptisé Julia "Terminator".  Rien ne semblait pouvoir l'arrêter : courir dans les bois, nager dans un lac de montagne en plein automne, s'enfuir devant un chien, jouer un long monologue, grimper des escaliers, se battre avec son père dans un couloir... elle pouvait répéter les scènes plusieurs fois, prise après prise, inlassablement, tout en conservant une grande précision dans son jeu.

Comment travaillez vous ensemble ? Avez-vous mis au point une méthode bien définie ?
Nous avons tendance à tout préparer à l'avance, afin d'avoir une idée très claire des plans avant le début de chaque jour de travail. Nous avons eu une longue période de répétitions avec les enfants pendant l'été, avant le tournage. C'était quasiment un atelier, afin de mieux nous connaître et de travailler ensemble sur leurs personnages, en enrichissant leurs personnalités par des ajustements successifs. C'était quasiment un processus de réécriture sans fin. C'est pour cela que, lorsque nous avons commencé à tourner, nous avons fait en sorte de respecter le scénario. Mais nous sommes toujours restés ouverts à des suggestions, de la part de nos acteurs comme de nos collaborateurs artistiques.

Qu'attendez vous de cette sélection qui vous amène à faire l'ouverture de la Semaine de la critique ?
Que tous ceux qui verront le film à Cannes puissent ressentir toute la passion, la douleur, l'amour, l'espoir que ce film a pu mettre dans nos propres cœurs ! L'accueil de Charles Tesson, de Rémi Bonhomme et de la Semaine la critique nous a beaucoup touchés. Nous nous rappellerons toujours avec une grande tendresse la merveilleuse lettre que Rémi nous a écrit quand ils ont décidé de choisir le film pour l'ouverture. C'est la première fois de leur histoire qu'ils la confiaient à un film italien. Dans notre travail de réalisateurs, nous essayons toujours de prendre des "risques artistiques" en suivant nos intuitions cinématographiques en toute liberté. Il n'est pas toujours aisé de trouver un lieu où une telle liberté est respectée et comprise. Nous estimons que la Semaine de la critique est l'endroit parfait pour défendre et protéger cela.

Recueilli par Patrice Carré
© crédit photo : Giulia Parlato


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