Cinéma

Semaine 2019 - Hafsia Herzi : "Réaliser, mais ça rend malade"

Date de publication : 19/05/2019 - 08:30

Tu mérites un amour, son premier long métrage entièrement autofinancé, est présenté en séance spéciale à la Semaine de la critique.

Une première question pour clarifier les choses. Tu mérites un amour est distinct de ce premier projet que vous aviez développé sur le quotidien difficile d’une mère de famille marseillaise ?
Effectivement, cela n’a rien voir. En fait, ce premier projet, Bonne mère, que j’ai développé et que je pensais être mon premier film a rencontré des problèmes de financement. J’en ai seulement tourné quelques scènes l’an dernier. Alors, comme je n’ai pas pu le faire en temps et en heure, j’ai décidé d’en tourner un autre, totalement autoproduit. Mais je vais faire Bonne mère, ce sera mon prochain.
 
Abdellatif Kechiche devait au départ le produire. Ce sera toujours lui ?
Oui, il le produit toujours. Mais nous nous ne sommes pas arrivés à réunir le budget nécessaire. Se lancer dans le tournage n’aurait pas eu de sens car ce n’était pas tenable. Et comme j’avais cet autre scénario dans mes archives, je me suis lancée sur une pulsion. Il fallait que je tourne vite.
 
Vous avez entièrement autofinancé la production de ce film. Par défaut ou volonté ?
Cela faisait longtemps que j’avais envie de faire un film de cette façon, assez librement. Je n’ai demandé aucun financement parce que cela aurait pris trop de temps. Et je me suis lancé le défi de tourner avec très peu de personnes. J’avais aussi envie de donner leur chance à des jeunes qui débutent. Tous mes techniciens ont été chefs de poste pour la première fois, y compris le monteur. Je les avais rencontrés sur de précédents tournages. Pour le reste, ça a été entièrement de la débrouille, je me suis arrangé, j’ai négocié. On était tellement fauchés qu’on faisait les claps sur un carton.
 
Vous aviez écrit ce scénario depuis longtemps ?
Oui, parce que j’avais envie depuis longtemps de filmer une histoire d’amour. Et cette histoire se prêtait bien à l’autoproduction, contrairement à Bonne mère. Ensuite, j’ai réécrit le scénario en fonction des gens que je rencontrais, qui étaient motivés et disponibles pour travailler dessus.
 
Quand avez-vous commencé la préparation ?
Il n’y a pas eu de préparation au départ. Cela a été décidé un jeudi matin à mon réveil et le lundi on tournait. Nous étions quatre techniciens : cadreur, chef op, ingénieur du son et assistant. Et un jeune qui sortait d’une école de cinéma nous a rejoint en milieu d’aventure après m’avoir abordé en pleine rue parce qu’il rêvait d’assister à un tournage. Je lui ai répondu : "Ça tombe bien, je suis en train de tourner. Viens donc nous voir." Il est venu et il est resté.
 
Vous pensiez dès le départ incarner Lila ?
Au début, je ne voulais pas jouer dans le film. Et puis je me suis dit : "Si tu veux vite le tourner, sur qui peux-tu compter à part toi ?" On a en effet tourné en plusieurs parties, en trois périodes de cinq jours sur trois mois en juillet, août et septembre, car je ne voulais pas mobiliser mon équipe trop longtemps. Lila est un personnage un peu complexe, il ne faut pas avoir trop froid aux yeux. Je savais que je pourrais foncer sans hésiter. Ensuite, je me suis adaptée aux emplois du temps des autres comédiens. Donc pour la première session de tournage, on a tourné toutes les scènes ou mon personnage était seul. Ce qui a permis de tourner sans aucune préparation. Mais les autres périodes de tournage qui ont suivi ont été préparées, ne serait-ce que pour la recherche des décors. On allait chez les commerçants, les restaurants, j’ai demandé à des amis. Il fallait s’adapter en permanence. Chaque jour qui arrivait apportait son lot de surprises. À un moment, j’ai même pensé appeler le film Adaptation. Mais rien n’arrête la passion. Et dès les premières secondes, j’ai senti que le projet était né sous une bonne étoile.
 
Comment vous êtes-vous dirigée ? Ce n’est pas forcément simple d’être devant et derrière la caméra à la fois…
Je l’avais fait pour un court métrage en 2010, ma première réalisation. C’était ma première expérience et j’avais été frustrée de ne pas être complètement derrière la caméra. Je m’étais donc dit que je ne jouerai plus jamais dans mes films. Mais dans le cas présent, je n’ai eu que quelques jours pour me décider et il a fallu foncer parce que je fonctionne beaucoup à l’instinct. À présent, avec mon expérience des tournages, je me connais mieux. Je me suis laissé aller en oubliant parfois même la caméra. Mais il y a dix ans, ça aurait été impossible.
 
Sur quelle base avez-vous choisi les autres comédiens ?
Ils viennent de mon entourage. J’en ai rencontré sur des tournages, mais pour la plupart c’est leur première apparition à l’écran. J’avais envie de donner leur chance à des jeunes qui voudraient essayer ce métier. Pour une scène de fête, j’ai demandé à mon équipe de ramener leurs propres copains. Et ce jour-là, il y avait une vingtaine de personnes sur le tournage. C’était magnifique. Tout le monde mettait la main à la pâte. Je pense que c’est le meilleur des apprentissages
 
Quand et comment se sont déroulés le tournage et la postproduction ?
J’avais bien aimé le regard d’un assistant monteur qui travaillait sur Mektoub, My Love, le film de Kechiche. Je lui ai parlé du projet. Une amie monteuse m’a donné un coup de main dans un premier temps et il a pris le relais ensuite. Malgré les conditions difficiles, on avait beaucoup tourné et il y avait beaucoup de choix à faire. J’ai beaucoup coupé, ce qui était assez dur.

À la fin vous avez reçu le soutien de Wild Bunch ?
En premier celui de Jean-Michel Rey, qui était positionné sur Bonne mère. Il m’avait dit lors d’un déjeuner qu’il voulait bien voir mon film et je lui avais envoyé avant de savoir qu’il serait à Cannes. (Rezo Films prendra officiellement le film en distribution France début mai ndlr). Je connaissais aussi Vincent Maraval et je savais qu’il aimait bien mon travail. Il a été très encourageant et a proposé de m’accompagner. Je n’avais rien, alors j’ai dit oui. La postproduction a été plus compliquée que le tournage parce que ça coûte très cher.
 
Et vous avez inscrit le film vous-même à la Semaine de la critique ?
Je me suis rendu compte que la date butoir pour les inscriptions approchait alors que j’étais encore en montage. J’ai hésité et puis je l’ai envoyé. J’ai écrit ensuite quelques mails pour savoir s’ils avaient vu le film. Et peu à peu, j’ai eu des retours qui étaient de plus en plus encourageants. Et quand on vous dit à la fin que votre film a plu, a suscité de l’émotion, c’est bouleversant, c’est une preuve de confiance incroyable.
 
Vous étiez déjà venue à la Semaine de la critique ?
Jamais. Quand ils m’ont dit qu’ils prenaient le film, j’ai pleuré au téléphone. Même si on a des gens autour de soi, on est vraiment seul quand on fait un film. Je me battais pour qu’on me prête des salles de montage. Et je rentrais à 2 heures du matin avec mon disque dur sur l’épaule en me demandant parfois si je ne perdais pas mon temps. Je m’étais coupée du monde mais je n’ai pas lâché parce que je sentais qu’il y avait quelque chose. À la fin, le montage devenait une obsession. J’étais allée voir Abdellatif Kechiche en lui disant : "Mais ça rend malade." Et il m’a répondu : "Être réalisateur, c’est ça !"

Recueilli par Patrice Carré
© crédit photo :


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