Cinéma

Cannes 2025 – Guillermo Galoe réalisateur de "Ciudad sin sueño" : "Un enfant revendique son enfance alors qu’il la voit s’envoler dans la nuit"

Date de publication : 20/05/2025 - 12:15

Le premier film de Guillermo Galoe, Fragil Equilibrio, a remporté le Goya du meilleur long métrage documentaire. Il réalise ensuite deux courts métrages présentés à Cannes en 2023, le premier en compétition officielle, le deuxième à la Quinzaine. Il participe cette fois à la Semaine de la Critique avec Ciudad sin sueño.

Comment pitchez-vous Ciudad Sin Sueño (La ville sans rêves) ?
Le film est né d’une image : un enfant revendique son enfance alors qu’il la voit s’envoler dans la nuit. Les personnages du film sont confrontés à la disparition d'un mode de vie, à l'effacement d'un monde qui, bien que complètement relégué, conserve avec fierté et dignité ses valeurs et ses mythes. Des personnages hors du temps, invisibles aux yeux d'une société mondialisée et angoissée. Le film vise à dépeindre, d’un point de vue intime, ces personnes, qui ont des noms et des visages, mais ne sont pas représentées ou qui souvent le sont par la stigmatisation. Il le fait à travers les yeux de Toni, dont le regard conserve la magie de l'enfance, lieu de légendes et de fantômes, lieu sans jugement où tout est encore possible.

Est-ce la suite de votre court métrage Aunque es de noche (Malgré la nuit )?
Je ne dirais pas qu'il s'agit d'une suite de Aunque es de noche, mais que c'est le résultat d'une évolution dans ma vie et le cinéma qui a duré six ans. Le film est le fruit de la relation que j'ai établie par le biais du cinéma avec une communauté qui se trouve à dix minutes de chez moi : La Cañada Real. Situé à la périphérie de Madrid, ce quartier, après s’être étendu pendant des décennies en marge de la société sans que personne ne s'en préoccupe, est aujourd'hui menacé de démantèlement et d'évacuation. Lorsque j'ai senti que j'allais faire un film là-bas et que j'ai imaginé à quoi cela ressemblerait, j'ai compris que pour le réaliser tel que je l'imaginais, il me faudrait beaucoup de temps : le temps de pouvoir faire un film avec les habitants, et non un film sur les habitants. Au début, je me rendais sur place, je rencontrais les familles, je passais du temps avec elles. Puis j'ai commencé à organiser des ateliers de cinéma avec des enfants et des adolescents, parfois avec leurs parents aussi, où nous avons réalisé de petits films avec des téléphones portables. J'ai toujours dit clairement que j'avais l'idée de faire un film, mais je n'ai pas apporté de caméra avant deux ans, quand il y a eu suffisamment de confiance pour le faire et que j'ai senti que ce ne serait pas violent pour les habitants de se retrouver devant une caméra. J'ai tourné pas mal d'images, documentant le passage du temps, surtout la fin des années 2020, lorsque l'électricité a été coupée et que les familles se sont retrouvées à vivre dans l'obscurité ou à la lumière du feu et des générateurs. Ce matériau a servi de notes filmiques pour élaborer le scénario du film. Entre-temps, j'ai décidé de réaliser un court métrage qui m'a permis d'expérimenter les éléments artistiques avec lesquels je souhaitais travailler, et qui a également aidé les habitants à s'approprier la réalisation d'un film. C'est ensuite que le long métrage a vu le jour. Pendant tout ce temps, j'ai trouvé bien que le cinéma fasse partie de la vie quotidienne des familles. Faire des films est devenu tout à fait normal et courant à La Cañada. S'il est un moyen de créer le déracinement, de démanteler et de fragmenter une communauté ou une société, c'est bien de lui refuser l'accès à la culture. Outre l’accès à l’électricité, les espaces culturels ont été éliminés de La Cañada Real. Et je crois que le cinéma, pendant tout ce temps, a occupé cet espace qui avait été vidé.

Comment vous est venue l’idée de suivre le jeune Toni qui est au centre du film ?
Je me souviens du moment où j'ai rencontré Toni : il réparait son vélo devant sa maison. Nous faisions des essais de casting pour le court métrage avec des voisins à lui qui m'ont dit qu'ils se sentiraient plus à l'aise avec un ami, et ils m'ont amené à lui. Lorsque nous le lui avons proposé, j'ai été surpris par le naturel et le courage avec lesquels il s’est lancé sans réfléchir : c'était un garçon avide d'aventures. Il a fini par jouer dans le court métrage et s'est révélé être un acteur naturel impressionnant. Lors de l'écriture du long métrage, j'ai toujours pensé à un protagoniste encore bien ancré dans l'enfance, et le scénario était imprégné de cette énergie. Mais bien sûr, lorsque nous avons été prêts à tourner, Toni avait grandi. Suffisamment pour avoir une énergie différente de celle du scénario. Il entrait également dans la nébuleuse de l'adolescence et nous allions devoir tourner plusieurs semaines. C'était un moment complexe où beaucoup de choses devaient être évaluées, finalement j'ai décidé sur mon ressenti… Il fallait que ce soit lui : en plus d'être un grand acteur qui pouvait porter un long métrage, nous étions devenus amis et voulions tous les deux faire le film ensemble. Nous avons adapté le scénario à Toni et je pense que c'est l'une des meilleures décisions que j’aie jamais prise. Ensuite, il y a quelque chose que j'ai beaucoup aimé, c'est l'idée de sentir le passage du temps à travers les films, matérialisé dans ce cas par le corps et le visage des acteurs. En regardant ce court métrage et maintenant Ciudad Sin Sueño, je sens combien j'ai grandi avec Toni et nous avons partagé des années très importantes de notre vie grâce au cinéma.

Quand vous avez rencontré vos producteurs ?
En 2020, j'ai été invité par le Festival de Cannes à participer à sa résidence pour écrire le scénario de Ciudad sin Sueño pendant quelques mois à Paris. Lors de ce séjour, j'ai rencontré Anne-Dominique Toussaint, qui dès le début a clairement montré avec honnêteté et sensibilité, un grand intérêt pour le projet et mon regard de cinéaste. Elle a été la première productrice à rejoindre l'équipe qui a finalement produit le film, m'accompagnant dès les premières ébauches du scénario. Je lui ai proposé de travailler avec Justin Pechberty et Damien Megherbi, des Valseurs, avec qui, après la production de deux de mes courts métrages, j'avais établi une bonne relation. Et j’ai en outre le sentiment d’être compris artistiquement par eux. En même temps j'ai proposé le projet à Marisa Fernández Armenteros (Buenapinta Media), une référence en matière de cinéma indépendant. C’est la première qui a courageusement pris en charge le projet en Espagne, avec Marina García López (Sintagma), qui m'a accompagné dans tous mes projets, et a constitué une équipe à laquelle se sont joints Manu Calvo (Encanta Films) et Alex Lafuente (BTEAM), qui distribuera également le film en Espagne. Un nombre important de producteurs très courageux car, si tous les projets sont compliqués, ce film a été extrêmement difficile à produire pour de nombreuses raisons. Et je leur suis profondément reconnaissant.

Vous avez élaboré le scénario vous-même, quelles en ont été les principales étapes ?
J'ai écrit le scénario avec Víctor Alonso-Berbel, un ami cinéaste. Un cheminement très organique qui a duré six ans. Il a évolué parallèlement à ma relation avec La Cañada, et à mon évolution personnelle au fil du temps. Dans un jeu constant entre réalité et fiction, sur le papier et dans la vie, nous avons initialement écrit avec une distance par rapport à l'univers que nous dépeignions, mais elle s'est amenuisée au fur et à mesure que nous approfondissions notre connaissance du terrain. A un moment donné, une fois les comédiens choisis, nous avons tout réécrit.
Le scénario est totalement fictif. Mais nous l'avons bien sûr écrit en nous inspirant des gens que j'avais appris à connaître pendant la longue période où j'avais partagé leur vie quotidienne. Les conflits que traversent les personnages, leurs émotions, la façon dont ils s'expriment, les choses qui se passent, la légende que raconte la grand-mère de Toni.... Ce sont des choses que j'ai vues et entendues sur place et qui, même si je les ai librement remaniées pour construire le scénario de la fiction, se sont produites ou auraient pu se produire. L'idée était de trouver, dans un lieu si particulier, un regard différent de celui que l'on construit habituellement sur lui. De fait, nous sommes habitués à voir des images de La Cañada censées nous montrer la « réalité » du quartier, mais il s'avère que les personnes qui y vivent ne s’y sentent pas reconnues pas et ont même parfois l'impression que ces images leur portent préjudice. Bien qu'il s'agisse d'un film de fiction, il est lié à une réalité très concrète et spécifique. C'est pourquoi le scénario devait être interprété par les personnes qui vivent dans ce quartier.

Comment avez-vous choisi les acteurs autour de Toni, selon quels critères ?
Avant les répétitions, axées plutôt sur le scénario, nous avons effectué un travail considérable de préparation de l'acteur, de jeu et de travail corporel. Non seulement les acteurs n'avaient rien fait dans le domaine du cinéma mais ils n’avaient aucun outil préalable et dans certains cas, il s'agit de personnes qui vivent dans des conditions très compliquées et doivent pour s’en sortir faire au quotidien des heures de travail physique... Le processus a donc également consisté à créer des espaces sains, calmes et sûrs, en recourant à la méditation et à des préparations physiques et émotionnelles. En ce qui concerne la direction des acteurs, personne n'a lu une seule ligne du scénario. Nous construisions les séquences par le biais de répétitions au cours desquelles nous créions les règles du jeu, un cadre dans lequel nous étions libres de retravailler le scénario que nous avions écrit.
Ensuite, avec chacun, il y a eu un travail différent, en fonction de sa personnalité, en essayant également de ne pas trop éloigner le personnage de la personne. En général, cette ligne "bressonienne" qui consiste à ne pas accabler les acteurs de pensées, à créer un mécanisme et une dynamique dans laquelle ils cessent d'être inhibés et travaillent davantage depuis le corporel a très bien fonctionné. Travailler avec Toni, Bilal et le reste de la distribution a été un véritable apprentissage de la direction d'acteurs. Par ailleurs, il y a dans le film des séquences filmées avec un téléphone mobile, et là, le tournage a été différent. Toni, Bilal et moi avons passé des jours seuls dans La Cañada, à créer des scènes et même à réécrire le scénario alors que le montage du film avait commencé.
 
Aviez-vous une méthode de travail spécifique liée au sujet ?
Le film, comme Toni, crie la liberté et vibre comme son regard. Au point qu'il intègre le geste cinématographique de celui-ci : Toni se filme et filme son environnement avec un téléphone portable. Il crée des images libres, aussi extrêmes que son environnement, et les couleurs explosent sur l'écran, inspirées par les histoires et les légendes qu'il entend à la maison racontées par ses grands-parents. Je voulais mettre l'accent sur la parole, sur le récit, dans le travail avec les acteurs, nous avons veillé à préserver de leur façon de parler, dans toutes ses nuances et ses particularités. Sur le plan esthétique, nous avons voulu laisser un espace pour trouver des images nouvelles, libres, et pour le mystère, sans pour autant nous éloigner des personnages ni nous mettre devant eux.
Ma méthode de travail est assez intuitive, elle exige de la liberté, est étroitement liée au monde réel qui se présente à mes sens et à mon interaction avec lui.

Qu'attendez-vous de cette sélection en Compétition à La Semaine de la Critique ?
Ciudad Sin Sueño est le résultat de six années de cinéma aux côtés d’une communauté vivant dans les marges les plus extrêmes de la société, présenter le film au Festival de Cannes, le centre du cinéma mondial, est un immense plaisir. Je suis très heureux de présenter mon premier long métrage à la Semaine de la Critique, une section qui a accueilli les débuts de grands cinéastes. C'est un lieu unique où, dès la sélection, j’ai senti qu'une grande attention était apportée aux films, aux cinéastes et aux équipes. C'est, à Cannes, un espace parfait pour que la voix de ce film puisse s’épanouir.

Recueilli par Patrice Carré
© crédit photo : DR


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